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Alain Freytet
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Paysagiste et illustrateur

Alain Freytet, paysagiste et illustrateur français né en 1961, enseigne à l'École nationale supérieure de paysage de Versailles et conseille le Réseau des Grands Sites de France et le Conservatoire du littoral. Installé en Creuse, il s’inspire de la nature pour concevoir des espaces accueillants. Partisan de la soustraction, il révèle les spécificités des sites et a reçu le Grand Prix du Paysage en 2023.

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Peux-tu te présenter ?

 

Je m’appelle Alain Freytet, je suis paysagiste creusois. Je travaille en libéral, sans agence ni salariés, bien que cela ne signifie pas que je travaille seul. Je collabore régulièrement avec des urbanistes, des architectes, des scénographes, formant ainsi des équipes pluridisciplinaires.

J’ai choisi de ne pas avoir de salariés malgré une charge de travail conséquente, afin de pouvoir être présent à chaque étape du processus paysager. La première phase, celle de la reconnaissance du terrain, est particulièrement fascinante : je suis rémunéré pour me promener, ressentir les lieux, m’imprégner des ressources du site. C’est à ce moment-là que je dessine énormément, en prenant le temps de saisir l’essence du lieu.

La deuxième phase est celle de l’analyse, marquée par de nombreuses rencontres. Ce sont souvent des échanges incroyables avec des experts, des élus, avec qui je parcours le site. Ces contacts humains sont d’une richesse et d’une intensité exceptionnelles.

La troisième étape, celle de l’intention, constitue le cœur du projet. C’est ici que se dégage le sens profond de l’intervention, et il m’est impossible de déléguer cette réflexion. Je veille toujours à ne pas précipiter la mise en forme, mais à bien réfléchir au sens du projet, et à m’assurer qu’il résonne avec mes convictions : préservation de la biodiversité, transition écologique, recours aux filières courtes et réduction de l’empreinte carbone. Mon travail est intimement lié à ces valeurs.

La quatrième phase concerne le chantier. Ce moment est également crucial, car c’est là que l’idée se matérialise. Le contact avec les entreprises et le travail minutieux qu’implique cette étape sont essentiels. Si je ne suis pas présent, il y a un risque de déperdition entre l’idée et sa réalisation. C’est un aspect que je ne peux me permettre de déléguer.

 

Enfin, la cinquième étape est celle de l’interprétation et de la médiation. Souvent, après avoir accumulé de nombreux dessins, on me propose d’installer des panneaux explicatifs sur le site. Je m’y oppose fermement, car un panneau tue le paysage. Le paysage est fait pour être ressenti, non pour être lu. Il est donc nécessaire de réfléchir à d’autres formes de médiation : des livrets, des flyers, ou encore mieux, une interaction humaine. Il serait plus judicieux d’utiliser les fonds pour salarier une personne qui serait à la fois chargée de la gestion et de la médiation, comme un garde du littoral qui maîtrise la pierre sèche, capable de transmettre à la fois l’idée et le savoir-faire.

Ainsi, à travers ces cinq étapes – reconnaissance sensible, analyse, intention, chantier et médiation – il n’y a aucune que je puisse déléguer.

Ce qui est essentiel pour moi, c’est d’être présent à chaque étape du projet. J’ai aussi des difficultés avec l’idée de donner des ordres. Je privilégie une collaboration sur un pied d’égalité avec toutes les personnes avec qui je travaille. La structure hiérarchique traditionnelle, très pyramidale, que l’on retrouve souvent dans les agences, ne me convient pas du tout. C’est pourquoi je me tourne plutôt vers un modèle d’atelier, notamment sur le site du village de Mazeimard, conçu comme un lieu d’accueil, d’échanges et de partage. Là, on ne se contente pas de partager des idées, mais également des efforts physiques, comme lors des séjours consacrés à la pierre sèche.

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Qu'est-ce qu’un • e paysagiste ?

Le paysagiste travaille sur le paysage, un terme qui, comme d'autres en « -age » comme coloriage ou gribouillage, désigne à la fois une action et son résultat. Le paysage, c’est à la fois ce que l’on perçoit et l’action que l’on mène sur un site. Être paysagiste, c'est être en communion sensible avec un espace naturel, mais aussi agir pour le transformer, souvent par des interventions minimes. Ce que je défends, c’est l’idée de soustraction plutôt que d’addition. J’interviens principalement sur des sites naturels ou ruraux, où il est possible d'avoir une relation plus directe avec les élus, contrairement à la ville, où le contexte est plus complexe, la mémoire souvent effacée, et les strates multiples.

Ce type d’intervention implique de revenir à l’essentiel, de se demander : qu’est-ce qui nous touche ici ? Ce ne sont pas les aménagements, souvent trop lourds, qui encombrent les lieux, mais ce qu'il y a derrière. On commence donc souvent par enlever, par simplifier. Par exemple, a-t-on vraiment besoin d'une poubelle ici ? Les gens peuvent emporter leurs déchets, et cela réduira aussi la charge de travail pour la commune. Ou bien, pourquoi installer une table de pique-nique ? Cet objet urbain impose une certaine manière d’être, très humaine, qui contraste avec le besoin de ressourcement naturel que l’on recherche dans ces espaces. Si une pierre est bien placée pour s'asseoir ou qu’un tronc d’arbre invite naturellement à la pause, cela crée une relation plus directe avec la nature, comme si elle nous offrait ce confort sans intervention visible.

Je travaille souvent sur des sites classés, et ce qui frappe, c’est l’absence de publicité. Sans ces intrusions visuelles, on respire mieux. La publicité est une lèpre, c’est une atteinte au paysage qui est intolérable. Elle détourne notre attention, nous pousse vers un futur hypothétique de consommation et nous empêche de vivre l’instant présent. Le rôle du paysagiste est justement de créer des lieux où l’on peut se détendre, s’abandonner à la contemplation, ce que certains appellent l’« attention flottante ». C’est une forme d’attention, à la fois précise et relâchée, qui permet de recharger ses batteries.

Dans ces lieux, on croise des gens, on se dit bonjour. En ville, ce serait incongru, mais dans la nature, c’est naturel. Et peut-être que, grâce à ces espaces de ressourcement, on réussira à rétablir des relations humaines dont on a tant besoin. Les dernières élections montrent à quel point notre société se construit sur des ressentiments, de la xénophobie, du racisme. Il faut réapprendre à vivre ensemble. Quand je vois des personnes âgées et des jeunes se retrouver dans un même lieu, ils ne se disent parfois rien, mais ils partagent une émotion. En tant que paysagistes, nous créons des lieux de plaisir, de bonheur, d’émotion, sans pour autant qu’ils apparaissent comme des aménagements artificiels. Ils doivent se présenter comme des bouts de nature, des espaces que l’on découvre librement, comme si nous étions les premiers à les explorer.

Un jour, après l’achèvement d’un projet, quelqu’un m’a demandé quand il allait commencer. Il avait vu un panneau de chantier, mais ne voyait rien à faire de plus. C’est là que le projet est réussi : nous avions dépensé 800 000 euros à la pointe des Poulains, mais tout ce que nous avions fait, c’était retirer un poteau, restaurer un sentier, élaguer un tamaris pour dégager la vue sur la mer, et enlever quelques panneaux. L’essentiel était déjà là, il fallait juste le révéler.

Mazeimard, lieu de rencontre et de partage © atelier Géminé 2024.

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Restauration et valorisation de La pointe des Poulains" (2000-2004) © Alain Freytet.

Quelles sont tes expériences de paysage et qu'est ce qui t'a poussé à devenir paysagiste ?

J'ai eu très tôt des expériences marquantes liées au paysage. La première remonte à l'époque où j'accompagnais mon père, géologue, pendant qu'il réalisait des cartes géologiques. Je le suivais, carnet en main, comme lui, car on imite toujours son père. C'est ainsi que j'ai commencé à déambuler dans la nature, en écoutant ses récits fascinants. Il me parlait de l'époque où la mer recouvrait les collines et déposait des ammonites, ou encore de dents de requin fossilisées que l'on trouvait ici et là. Cet imaginaire lié au socle et au relief m'a profondément marqué.

 

Une autre expérience marquante a été l'escalade, partir en montagne et tracer ma voie sur des parois vertigineuses. Ces aventures m'ont mené en Patagonie, en Himalaya, et ont été déterminantes. Et puis, il y a eu le village. Mon cousin y avait une ferme, et chaque été, je passais un mois ou plus à l'aider. Très vite, il m’a laissé conduire le tracteur. J'adorais andainer (1), c'est-à-dire faucher le foin et en faire des andains. Je m'amusais à dessiner de grands motifs dans les champs, ce qui rendait mon cousin fou quand il passait avec la botteleuse ! Mais pour moi, c'était un jeu, une manière de dessiner à l'échelle du paysage.

Les voyages ont aussi beaucoup compté, tout comme mon travail autour de la pierre sèche. J'ai eu la chance de passer du temps avec Raymond Arthur, l'arrière-petit-fils de François Michaud (2), dans le village de Masgot (Fransèches) qu'il avait presque entièrement sculpté en Creuse. Ensemble, nous ne faisions pas que parler ou dessiner, nous remontions aussi des murs en pierre sèche. Ce fut une autre expérience fondatrice.

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1. L'andain est une bande continue de fourrage, de paille ou d'autres matériaux déposée au sol. Il peut s'agir de fourrage après le passage d'une faucheuse ou d'un andaineur, de paille après le passage de la moissonneuse, de déchets organiques destinés à être compostés, de branchages, d'andain de neige, etc. L'andainage est une opération qui a pour but de rassembler en lignes ces matériaux pour faciliter leur manipulation ou traitement ultérieur.

2. Jean François Michaud né le 22 septembre 1810 à Masgot (commune de Fransèches en Creuse) où il est mort le 29 décembre 1890 est un sculpteur français. Issu d'une famille de paysans, François Michaud restera toute sa vie durant dans son village Masgot à Fransèches à exercer et perfectionner sa maîtrise de la sculpture du granit. Autodidacte, il orne les maisons du village de petites statues naïves qu'il nomme ses « marmots », témoignant une grande sensibilité poétique

Andain de paille après moisson - Guise P

Andains de paille après moisson dans une région d'agriculture intensive : Guise en Picardie, France..

Autoportrait sculpté de François Michaud (1810 - 1890), Village de Masgot (Fransèches, Creuse).

Enfin, ma mère, professeure de sciences naturelles, a fondé un club nature auquel j'ai participé. Plus tard, avec des amis, nous avons créé une association à Verrières-le-Buisson (91) pour gérer l'arboretum Vilmorin (3). Très jeunes, nous avons pris des responsabilités importantes : accueillir le public, protéger des essences d'arbres rares, et contribuer à la vie de la commune. Ce caractère militant a aussi façonné mon parcours, et m'a mené à des mobilisations importantes comme celles de Plogoff et du Larzac.

Aujourd'hui, je retrouve cet engagement dans des lieux comme les ZAD (4), que ce soit à Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs. Ici même, il y a une mobilisation citoyenne contre les coupes à blanc (5), qui dévastent les forêts et dénudent les sols. Face à cette violence, une résistance s'organise pour proposer un modèle alternatif, en rupture avec l'industrie forestière. Cette mobilisation est essentielle et pleine de sens.

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3. L'arboretum Vilmorin et ses bâtiments situé à Verrières-le-Buisson, ancien relais de chasse de Louis XIV, ont été acquis par Philippe André de Vilmorin en 1815. Le choix de ce lieu a été réalisé tout spécialement pour la qualité de ses sols et sa proximité de Paris. Ce parc de quatre hectares, ceint de murs dont le plan est attribué à André Le Nôtre, est transformé par Philippe-André de Vilmorin en un lieu d'acclimatation d'arbres et d'arbustes venus du monde entier.

4 Zone d'Aménagement à Défendre

5. Les expressions « coupe rase », « coupe à blanc », « coupe blanche », « coupe totale » et « coupe à blanc-étoc » désignent, en sylviculture, un mode d'aménagement sylvicole passant par l'abattage de la totalité des arbres d'une exploitation forestière. Cette coupe peut se faire par blocs, par bandes ou par parcelles. 

6. Le concept de "contraste retardé" dans la pensée de Bernard Lassus, paysagiste et artiste, se réfère à une approche spécifique de la perception du paysage. Lassus propose que le paysage ne doit pas se révéler immédiatement dans sa totalité, mais progressivement, au fur et à mesure que l'observateur s'y déplace ou s'y attarde. Ce contraste retardé est une forme de dévoilement progressif où l'on ne perçoit pas tout d'un coup les qualités ou les différences entre les éléments du paysage. Ce processus permet une expérience évolutive et enrichissante du paysage, créant des moments de surprise ou de révélation au fil du temps.

Luttes du Larzac, 1974

Quelles sont les grandes personnalités qui ont influencé ta pratique ?

Une des personnalités qui m'a profondément marqué est Bernard Lassus, que j'ai eu comme enseignant. Il était plasticien, mais il a beaucoup théorisé sur le paysage, notamment en formulant des concepts brillants comme l’idée de l’intervention minimale comme projet. Cela fait 40 ans qu'il a évoqué ce concept, et aujourd'hui, avec la notion de sobriété, on en retrouve toute la pertinence. Il défendait même l’idée que parfois, ne rien faire était déjà un acte de projet.

Il a aussi théorisé des notions comme le “contraste retardé” (6). Par exemple, lorsqu'on taille un arbre, il adopte une structure architecturale tout en conservant sa nature propre d’arbre. Ce décalage temporel entre la forme et l’essence naturelle est crucial dans la conception de projet. Cette idée m’a beaucoup influencé.

J'ai ensuite eu la chance de travailler avec des personnalités inspirantes comme Alain Mazas, un paysagiste enseignant, ou encore Claude Chazelle un plasticien avec qui j’ai beaucoup échangé. À une époque, nous formions un trio de travail très soudé. Il y a aussi Franck Watel, un scénographe avec qui je collabore de façon très fusionnelle sur nos projets, une expérience extraordinaire.

 

Marc Rumelhart, qui travaillait au département d'écologie du paysage, m’a offert l'opportunité d’enseigner à l'école du paysage de Versailles, presque dès ma sortie. J’avais souligné que le végétal était bien enseigné à Versailles, mais que le minéral, le relief, la géomorphologie étaient moins abordés, alors qu’en tant que paysagiste, on intervient beaucoup sur ces aspects qui sont la véritable charpente des paysages.

Aujourd'hui, je ne plante presque plus rien. Je laisse faire la nature, sans apporter de terre végétale, et je réalise que les écosystèmes se portent souvent mieux lorsqu’on les laisse tranquilles. C’est une idée que j'ai pu transmettre à Versailles grâce à Marc Rumelhart. D'autres rencontres ont aussi été déterminantes, comme celle avec Michel Muracciole (7), délégué du Conservatoire du littoral en Corse, avec qui nous avons façonné une attitude particulière vis-à-vis du paysage.

Parmi les figures qui m'ont inspiré, il y a aussi celles que je n’ai jamais rencontrées, comme Claude-François Denecourt (8), qui au XIXe siècle a créé 600 km de sentiers en forêt de Fontainebleau. C'est un de mes maîtres, car j’ai eu la chance, à la demande de l'ONF (9), de restaurer cet incroyable patrimoine. En observant de près son travail, comment il mettait en scène les rochers, les arbres, j'ai compris l'importance de la mise en récit dans l’expérience du paysage.

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Claude Chazelle est diplômé en 1981, directeur de l’atelier de paysage de 1984 à 2021, et Paysagiste-Conseil de l’État depuis 1995. Il co-fonde l’atelier Détours en 2022.

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Franck Watel (1961), illustrateur, auteur.

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Marc Rumelhart est né à Lyon en 1951 et a passé son enfance dans le Bugey jusqu’à l’âge de 20 ans.

7. Site du conservatoire du littoral - Corse

8. Claude François Denecourt, né le 4 décembre 1788 à Neurey-en-Vaux (Haute-Saône) et mort le 25 mars 1875 à Fontainebleau, est un vétéran de l'armée napoléonienne qui consacra l'essentiel de sa vie à développer et faire connaître les richesses de la forêt de Fontainebleau. Claude François Denecourt, un visionnaire émerveillé par la beauté de la forêt, trace dès 1842 les tous premiers sentiers pédestres balisés au monde, appelés "sentiers bleus". Jusque-là considérée comme un milieu inhospitalier, la forêt s’ouvre peu à peu aux promeneurs avant qu’elle ne devienne la plus visitée de France aujourd’hui. Le tourisme de nature naît et se développe en France à partir de Fontainebleau.

9. Office National des Forêts

Bernard Lassus (1929 à Chamalières, Puy-de-Dôme). Plasticien & architecte paysagiste, enseignant & chercheur. 

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Marque bleu des sentiers de Fontainebleau.

Claude - François Denecourt (1788 - 1875)

Une autre personnalité marquante est Bernard Blot, qui m’a appris à compter et m’a fait découvrir le théâtre. Ensemble, nous avons réalisé des projets et des ouvrages, moi dessinant et lui écrivant, mais parfois c’était l’inverse : je dessinais des mots et lui écrivait des dessins. Avec Bernard, nous avons aussi monté des spectacles, des déambulations poétiques dans la nature. Ces moments sont intenses, car ils permettent aux participants de se reconnecter au paysage de manière sensible. On peut espérer qu’après avoir vécu ces expériences, ils deviennent plus attentifs aux lieux qui les entourent et plus respectueux dans leurs décisions futures.

Comment faire pour convaincre les maîtrises d'ouvrage de prendre plus de temps dans les projets ?

Le temps joue un rôle essentiel dans tout projet de paysage. Il faut savoir respecter son rythme. C'est pourquoi, lorsque je réponds à des appels d'offres qui exigent de boucler un projet en trois mois, je sais que ce n’est pas possible. Il faut au moins une année pour observer l’évolution à travers les saisons. De plus en plus, je m'engage dans des projets qui incluent une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO), ce qui permet de prolonger le travail sur le long terme. Maintenir un projet dans la durée est une tâche délicate, car des décisions extérieures peuvent venir perturber l’équilibre, et cela rend mes projets fragiles. En effet, en suivant une approche marquée par la sobriété, je tends à enlever beaucoup d’éléments. Pour ceux qui n’ont pas suivi cette réflexion, ces projets peuvent sembler vides. Mais pour nous, c’est un vide que les visiteurs sont invités à remplir, et en le faisant, ils se remplissent eux-mêmes d’émotions. Ce vide peut parfois déstabiliser.

Un exemple frappant est celui de la presqu'île des Poulains à Belle-Île-en-Mer. Mon projet a été soudainement dénaturé lorsqu’un responsable a jugé l’espace trop vide et a ajouté des panneaux et autres aménagements superflus. Cela a rapidement conduit à une vague d'interventions qui a déformé l'intention initiale. Pour vraiment inscrire un projet dans le temps, il est nécessaire de former les acteurs locaux et de co-construire avec eux. Si les habitants comprennent dès le départ les fondements du projet, il a plus de chances de s'inscrire durablement. Mais il y a aussi la variable du temps politique : un changement de maire peut bouleverser un projet. Travailler avec des entités comme le Conservatoire du littoral (10), dont la devise est “À tous et pour toujours”, permet de soustraire certains lieux à la pression des aménagements lourds. Avec eux, on peut s’inscrire dans la durée, ce qui est précieux.

Cela fait plus de 35 ans que je travaille avec le Conservatoire, et cela m'a permis de pérenniser des réflexions sur la sobriété et la transition écologique. Ce travail sur le long terme se reflète aussi dans la manière dont nous abordons la conception des espaces. Contrairement aux aménagements éphémères, certains éléments comme les modelés de terrain (11) ou les murs en pierre sèche perdurent dans le temps. Ces structures peuvent traverser les siècles. En étudiant les reliefs anciens, nous nous rendons parfois compte que certains aménagements datent de l’époque médiévale, gallo-romaine, voire néolithique, et il s'agit alors de les restaurer plutôt que de créer ex nihilo. Le rôle du paysagiste n’est pas de créer de nouveaux paysages, mais plutôt d’être un passeur, un prolongateur de l’esprit du lieu, ce 'genius loci' si puissant.

Nous passons beaucoup de temps, en solitaire d’abord, puis en équipe, à définir cet esprit avant de concevoir quoi que ce soit. Notre mission est de prolonger cet esprit pour que, dans un siècle ou plus, d'autres puissent continuer à l’apprécier. Ce prolongement n’implique pas une simple reproduction ; il s’agit d’une recréation qui respecte les racines du lieu. Nous ne partons jamais d’une page blanche. Ce choix de techniques simples, comme la pierre sèche ou le bois, ancre les projets dans une durabilité qui transcende les modes. Certaines tendances, comme l’utilisation du corten, sont déjà dépassées, alors que les techniques ancestrales, elles, perdurent.

En travaillant sur la géologie, nous nous ancrons dans une temporalité encore plus vaste, de l'ordre des centaines de milliers, voire des millions d'années. Les reliefs qui nous entourent sont le produit de processus géomorphologiques extrêmement anciens, et il est essentiel de les respecter dans nos interventions. C’est pourquoi la carte géologique est un document extraordinaire pour comprendre la relation entre les sols, les pierres et les techniques de modelage comme la pierre sèche. Elle nous permet de nous inscrire dans cette histoire millénaire et de concevoir des projets qui prennent en compte ce temps long. 

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Bernard Blot (1932), écrivain Poète a publié une trentaine de recueils mais, aussi conteur, il a lu quinze années durant chaque semaine un conte original sur l’antenne de France Bleu.

11. Un modelé, en géomorphologie, est un ensemble de reliefs, de formes de terrain liées soit à un agent d’érosion, soit à un système d'érosion, soit encore à un type de roche. Les modelés et les reliefs structuraux constituent les deux principales catégories de formes de la surface terrestre

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Comment fais-tu pour co-créer les projets de paysage ?

En tant que paysagiste, on est souvent en relation avec la maîtrise d'ouvrage, répondant à des commandes spécifiques. Dès le début de ma carrière, j'ai choisi de ne travailler qu'avec des maîtrises d'ouvrage publiques, excluant le secteur privé. Je ne suis pas convaincu qu'en œuvrant pour des clients privés, on travaille vraiment pour le paysage. Concevoir un jardin clos pour une personne fortunée, ce n’est pas ce que je considère comme du paysage. Cela peut sembler un peu dur pour certains paysagistes qui se concentrent sur les jardins et pensent faire du paysage, mais pour moi, le paysage implique un territoire partagé, habité collectivement, qu’on va travailler ensemble. Il s'agit d'un espace accessible à tous, indépendamment des revenus ou de la couleur de peau. Le paysage doit être pour tout le monde, c'est pourquoi je me limite aux collectivités.

Mon expérience la plus enrichissante est avec les petites communes rurales, où je peux dialoguer directement avec les maires et les conseils municipaux. La relation avec ces élus est cruciale car ils représentent un choix démocratique, et il est essentiel d’échanger avec eux. Ce contact direct est souvent absent lorsqu’on travaille avec des instances plus grandes comme les départements ou les régions. Souvent, on se retrouve face à des techniciens compétents, mais le lien avec les élus se perd, et c'est là que cette relation devient moins fructueuse pour mener une véritable démarche paysagère.

Le rôle du paysagiste ne se limite pas à concevoir un projet. Il consiste aussi à sensibiliser la maîtrise d'ouvrage à la démarche paysagère, qui peut faciliter une transition écologique et énergétique plus douce. Cette démarche, que le collectif PAP (12) défend également, repose sur des principes simples : partir du site, partager le projet, favoriser la concertation, s’appuyer sur une pluridisciplinarité des regards, ne jamais avoir une seule et même fonction pour un espace, mais toujours une plurifonctionnalité, voyager dans les échelles, et surtout chercher l’harmonie esthétique. Le beau doit rester un objectif central. Trop souvent, on oublie cette dimension dans des projets trop fonctionnels. Cette démarche sensible nécessite une relation étroite avec les élus et les habitants, et elle doit se vivre sur le terrain, pas derrière des bureaux.

J'insiste toujours pour rencontrer les élus sur le site même, et non à la mairie. Et plutôt que de prendre la voiture pour parcourir une courte distance, je les incite à marcher. Cela permet de vivre le paysage ensemble, de discuter en toute simplicité, sans hiérarchie. Lorsqu’on marche, la parole se libère, et chacun, du cantonnier à l’habitant, peut s’exprimer sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Cette manière de faire permet des échanges plus authentiques et souvent des moments révélateurs, comme celui d'un habitant qui, refusant les pesticides autour de chez lui, a inspiré une démarche zéro pesticides dans la commune.

J'ai aussi beaucoup appris en travaillant avec l’agence d’urbanisme rural, L’Arban (13) sur le plateau de Millevaches, où j’ai découvert la vraie concertation. Contrairement à l’approche habituelle où les projets sont déjà décidés avant la concertation, ici, le projet émerge directement des échanges avec les habitants et les élus. Cela demande une certaine confiance dans l'énergie collective, et c’est parfois déstabilisant, car on a l’impression de ne pas faire notre travail si on n’apporte pas de projet tout fait. Mais en réalité, cette approche permet aux idées de naître naturellement, et souvent, moins on en fait, mieux c’est.

En fin de compte, il s'agit de redonner confiance aux gens dans la valeur de ce qui les entoure. Et cette confiance est renforcée par des échanges sincères avec les élus, qui réalisent qu’ils n'ont pas besoin de céder aux sirènes des aménagements urbains coûteux et souvent inadaptés à leurs territoires ruraux.

Carte géologique - Projet du Cap Fréhel © Alain Freytel

12. L'énergie du paysage pour réussir et embellir la transition. Fondé en 2015, le Collectif Paysages de l’après-pétrole est un think tank composé de spécialistes de l’aménagement (agronomes, paysagistes, architectes, urbanistes et chercheurs en sciences sociales…) conscients de la nécessité d’une évolution de notre modèle actuel de développement. Le Collectif PAP a pour objectif de redonner durablement à la question du paysage un rôle central dans les politiques d’aménagement du territoire, dans un contexte de transition énergétique.

13. L’Arban est une société coopérative d’intérêt collectif, qui intervient dans deux domaines distincts mais complémentaires : l’habitat et l’urbanisme.

Etude éco-quartier “Les Jardins du Bourg” St-Sulplice le Guérétois (Creyse).

Cela montre qu'on retrouve peu à peu confiance dans la valeur de ce qui nous entoure. En Creuse, avec l'exode rural massif, beaucoup de ceux qui avaient de l'énergie sont partis, notamment comme “maçons de la Creuse” (14), pour créer leur entreprise ailleurs. Ceux qui sont restés se sont parfois sentis comme abandonnés, incapables de partir. Ce territoire, on l’a déserté. Alors, quand les gens reviennent, ils portent dans leur esprit des images urbaines, des visions de ce qui est considéré comme "beau". Mais ils reviennent, en fin de compte, avec une vérité : il a souvent fallu redonner de la fierté à ces lieux, à ce patrimoine rural porteur de valeurs profondes. Et ce contact direct avec les élus locaux leur permet de comprendre qu'il ne faut pas avoir peur de ne pas trop en faire, de ne pas céder aux sirènes des modèles urbains d’aménagement, qui sont souvent inutiles ici. Non seulement ces modèles sont coûteux et superficiels, mais ils risquent de détruire quelque chose de bien plus authentique. Aujourd'hui, on commence à saisir l'importance de cette relation directe avec les élus, et c'est par là que passe véritablement la compréhension de ces enjeux.

Etude pour la conception et la réalisation de l’éco-quartier “Les Jardins du Bourg” - Commune de Saint-Sulpice le Guérétois (Creuse) © L’Arban. Virginie Farges (architecte), Alain Freytet (paysagiste) et le cabinet CAD Expert (géomètre).

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14. Jusqu'au début du XXe siècle, de toutes les communes du département de la Creuse, beaucoup d'hommes partaient, dès la fin du plus rude de l’hiver, vers les grandes villes de France ou les grands chantiers du bâtiment et des travaux publics pour se faire embaucher comme maçon, charpentier, couvreur, tailleur de pierres… « Maçons de la Creuse » est l'expression la plus souvent employée, car la Creuse est le département où ce phénomène migratoire fut, de loin, le plus important. Les maçons de la Creuse ont acquis sur les chantiers des idées socialistes et progressistes qu'ils ont massivement diffusées dans leur région d'origine, dès le milieu du XIXe siècle. Ainsi la Creuse fut très tôt une terre de gauche largement déchristianisée et le terrain d'un communisme rural que les chercheurs étudient aujourd'hui. 

"Maçons de la Creuse” XIXe, photos d’archive.

On peut aller boire un verre, prendre un café. Ensuite, la difficulté pour nous, c’est que ces liens sont très forts. Et il faut bien qu'on gagne notre vie en tant que paysagistes libéraux, tout en vivant de cette passion. Du coup, il faut savoir se faire rémunérer et savoir ne pas aller trop loin. Dans ma commune, je ne fais pas partie du conseil municipal, mais je donne un coup de main sur certains projets. Sur d’autres, il faut savoir s’arrêter et laisser faire. C’est là que j’ai cet outil, le dessin, qui est véritablement un instrument de médiation. Plus que la photo ou le film... Le croquis, ça fascine. Et ça a la même simplicité qu’un mur en pierre sèche : il suffit de pierres et de force physique. Pour le croquis, il suffit de papier, d’un carnet, d’un stylo, et de la main. C’est un contact direct avec l’acte de création, sans passer par des robots, un ordinateur, ou le dernier iPhone avec ses pixels incompréhensibles. On en perdrait la capacité à créer. Maîtriser l’outil, qu’il s’agisse d’un crayon, d’une feuille de papier ou d’une pierre pour un mur, c’est réconfortant. Et on se rend compte que cette simplicité trouve une vraie adhésion.

Quand je fais un croquis, il représente ce qui existe. Les gens disent souvent : "Ce dessin est beau." et je leur rétorque : “Oui, mais ce qui est beau, c’est avant tout votre paysage”. J’ai juste enlevé le poteau téléphonique et ce banc mal placé, peut-être qu’il faudrait le vendre, ou cette jardinière en plastique rose qui n’est pas très jolie. Pourquoi ne pas laisser pousser les plantes naturellement ? D'autant plus que la jardinière demande à être arrosée, ce que vous ne pouvez plus faire. Tout va mourir, et franchement, c’est moins beau. Alors, par le simple croquis et quelques suppressions, on arrive à dégager l’essence du lieu. Certains croquis incluent déjà des éléments de projet, mais il faut savoir ne pas aller trop vite. Si je dessine trop vite, les gens s’arrêtent de réfléchir : "Ah oui, c’est ça qu’il faut faire." Et là, Stéphane Grasser de l’Arban me dit souvent : "Tu es allé trop vite, tu as bloqué l’avancée du projet, il faut laisser le temps de mûrir les idées." Donc, il faut se méfier des dessins qui viennent trop rapidement.

Quant aux carnets, ils m'accompagnent partout. J’ai gardé tous ceux que j’ai remplis au fil des ans, et c’est un vrai plaisir de pouvoir les reprendre, de me rappeler les moments où j’ai fait ces croquis. Le carnet, c’est un compagnon de route. Chaque dessin évoque le temps et le lieu où il a été fait, et souvent, j’y ajoute des notes, des écrits poétiques, qui me replongent dans ces moments, qu’ils soient merveilleux ou plus tristes. Le carnet, c’est vraiment le meilleur compagnon du paysagiste.

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Stéphane Grasser - Directeur Général de l'Arban Urbanisme – Pilotage de la SCIC

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Carnets de croquis, Alain Freytet, 2024.

Quelles sont selon toi, les caractéristiques d’un dessin paysager ?

Le croquis, par sa nature, est pluriel, mais j’essaie toujours, lorsque je suis sur un site, de rassembler dans un seul dessin quelque chose qui permet de saisir à la fois la structure et l’esprit du lieu. Pour cela, il faut d’abord un premier plan. Ce premier plan, c’est celui du tactile, de la proximité. C’est là que je vais pouvoir ressentir les textures — celle d’un rocher, d’une végétation, du sol —, c’est ce qui m’entoure à quelques mètres. C’est aussi souvent là que la lumière accroche, rendant ce plan plus contrasté. Ensuite, il y a un deuxième plan, celui qui concerne davantage le site dans son ensemble, montrant comment il s’articule avec les lieux environnants. C’est à ce niveau qu’on commence à parler d’entités paysagères, comme une plaine ou une vallée, par exemple l’alvéole de Mazeimard entourée par des lignes forestières. Souvent, des lignes viennent s’ajouter à ce plan : un rivage, un chemin, un ruisseau, des éléments linéaires qui nous guident vers le troisième plan, l’horizon. L’horizon est indispensable dans un croquis de paysage, car il évoque ce qui se trouve au-delà, d’autres paysages.

Un bon croquis de paysage repose sur cette succession de trois plans en harmonie. Parfois, le premier plan est si fort qu’il domine, rendant l’horizon plus discret, un simple trait suggéré. Le deuxième plan offre un contraste moyen, tandis que l’horizon se fond dans la distance. Bien sûr, je réalise aussi des croquis de détails : un animal, un papillon que je magnifie, une personne qui se promène. Mais même dans ces cas-là, j’essaie toujours de replacer ces éléments dans le paysage. « Mettre en paysage », je trouve ce terme intéressant, car il permet d’éviter de réduire l’objet à sa seule identité d’objet. Le paysage, c’est la mise en relation de cet objet avec le reste, c’est la manière dont il s’articule et devient un motif. Un élément de paysage peut, à un moment donné, acquérir le statut de motif, mais pour cela, il doit répondre à une adhésion collective. Le motif est aussi ce qui motive l’action, ce qui donne l’impulsion.

Le terme « motif » a plusieurs connotations. Il renvoie à la répétition, comme dans une frise, mais il est aussi lié à la motivation, au terme « emovere », qui signifie mettre en mouvement. Ce motif me touche parce qu’il me met en mouvement, il me fait ressentir quelque chose, une émotion. L’émotion, c’est ce qui nous fait bouger de l’intérieur. Mais un motif n’existe jamais seul, isolé. Il est toujours en relation avec d’autres motifs, il peut être emblématique, entouré de motifs secondaires, et tout cela contribue à la formation d’une structure paysagère. On parle beaucoup de ces structures dans le cadre de la Convention européenne du paysage (15), avec des termes comme « élément de paysage », « unité paysagère », ou « structure paysagère ».

Pour nous, le paysage est véritablement un assemblage de motifs cohérents. Ainsi, en partant de ce qui constitue un croquis de paysage, j’en viens toujours à une réflexion plus large, à une manière de revisiter cette globalité sensible qu’est le paysage. Chaque élément, chaque motif s’inscrit dans un ensemble qui fait sens, et c’est en capturant cette harmonie que l’on comprend la profondeur du lieu.

Quel rapport entretiens-tu avec le littoral ?

Au départ, je n’étais pas un homme de la mer, mais de la montagne. J’ai pratiqué beaucoup d’escalade, ce qui m’a valu un grave accident qui m’a contraint à abandonner la montagne de manière abrupte. Progressivement, je me suis tourné vers le littoral, notamment au contact du Conservatoire du Littoral, en Corse, grâce à Michel Muracciole. C’est là que j’ai découvert cette relation incroyable entre la mer et la terre. Ces lieux, par nature, attirent et sont souvent convoités, comme on peut le voir avec la Côte d’Azur, où tout est désormais saturé. Le Conservatoire du Littoral, un établissement exceptionnel qui fait l’acquisition publique des terres pour les protéger "pour tous et pour toujours", intervient pour préserver ces espaces.

J’ai rapidement adhéré à cette vision, car si l’on souhaite, sur le très long terme, préserver la qualité des milieux naturels et des paysages, l’acquisition publique semble être une des solutions les plus efficaces. Heureusement, la France dispose d’une législation paysagère extraordinaire (16), avec les sites classés et inscrits (17), que beaucoup de pays nous envient. Si nos paysages sont aussi remarquables, c’est grâce à cette protection, ainsi qu’au travail des inspecteurs des sites de la DREAL (18) et des architectes des bâtiments de France, qui accomplissent un travail formidable. Bien sûr, cela peut frustrer parfois les habitants qui se voient limiter dans leurs projets locaux, mais c’est grâce à ces efforts que la France conserve sa beauté.

Par la suite, j’ai aussi découvert le monde sous-marin grâce à la plongée, et la question s’est posée : peut-on voir un paysage sous la mer ? C’est un questionnement fascinant.

Les sites sur lesquels je travaille sont souvent à la fois sous la protection du Conservatoire du Littoral et labellisés Grands Sites de France, car je suis également expert pour ce réseau. Ces lieux attirent, mais nous cherchons à offrir aux visiteurs une découverte plus douce, plus respectueuse du littoral. Par le passé, nous avons souvent rapproché les routes et les parkings de la côte, mais aujourd’hui, nous désaménageons et reculons ces infrastructures.

Par exemple, au Cap Fréhel, nous avons reculé le stationnement de 200 mètres, mais cela n’a pas été perçu comme une contrainte, car nous avons travaillé le parcours piéton jusqu’au phare, véritable objet de désir en grès rose, en le mettant en scène de manière subtile, presque théâtrale. Ce type de travail permet de préserver la covisibilité, en cachant les voitures depuis le rivage, tout en offrant une expérience paysagère progressive. En reculant le stationnement, nous distribuons mieux les visiteurs sur plusieurs sentiers, ce qui réduit la pression sur un seul lieu. Le littoral doit être réservé à la marche à pied, et c’est pour cela que nous veillons à ce que les pistes cyclables restent à distance. Le “sentier littoral” selon la législation n'est pas le chemin, ce n'est pas une route classique, mais un trait côtier dédié aux piétons. 

Aujourd'hui, cette relation avec la mer est devenue un second amour, surtout grâce à mon fils qui fait de la plongée et m’emmène souvent en mer. Ce lien avec le littoral est essentiel dans mon travail avec le Conservatoire, qui m’a permis de découvrir des littoraux exceptionnels, en France comme à l’étranger (Martinique, Guyane, Réunion, Islande, Albanie, Tunisie). Ce qui me plaît particulièrement, c’est que le littoral révèle la géologie. Là où les vagues frappent, il n’y a pas de végétation, et la roche est mise à nu, me rappelant mes premières passions pour la montagne et la pierre.

16. La loi n°93-24 du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages, dite loi Paysage, vise à mettre en valeur les paysages naturels, urbains, ruraux, qu'ils soient banals ou exceptionnels. Elle se superpose à la loi Montagne et à la loi Littoral.

17. La politique des sites en France, regroupant les sites classés et inscrits, vise à la préservation d'espaces dont le caractère exceptionnel justifie une protection nationale. Cette protection, établie par les lois de 1906 et 1930, s'étend à des lieux d'un intérêt général pittoresque, artistique, historique, scientifique, ou légendaire. Initialement centrée sur des éléments ponctuels (arbres, cascades…), la politique des sites a évolué pour inclure des ensembles paysagers plus vastes (vallées, massifs montagneux…). 

18. Direction régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement

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Comment envisages-tu les Paysages de l'Après-Pétrole ? Comment anticiper l’impact des nouvelles productions d’énergie (éolien, solaire) dans nos paysages ?

 

Oui, tout à fait. Au Cap Fréhel, nous avons été confrontés à l'apparition à l'horizon des éoliennes du parc éolien de la baie de Saint-Brieuc. Elles m’ont d’ailleurs semblé plus imposantes que ce que les simulations des dossiers montraient. C’est un fait qu’on doit reconnaître : en raison de leur mouvement et de leur présence, elles pèsent visuellement beaucoup plus qu'on ne l'imagine. Cela soulève une vraie question, notamment sur les grands sites et les sites patrimoniaux, à propos de l'intégration des énergies renouvelables.

Dans beaucoup de cas, tant qu'elles ne s'imposent pas de manière anarchique à chaque coin d’horizon et qu'elles sont placées de manière réfléchie, dans le cadre de projets territoriaux cohérents, je pense qu'elles peuvent trouver leur place dans le paysage français. Le problème aujourd'hui, c’est que c’est un peu le Far West : ce sont les opérateurs qui décident de leur emplacement, en disant simplement : « On est à plus de 500 mètres des habitations, alors on peut installer une éolienne ici. » Ensuite, ils réalisent une pseudo-étude paysagère pour montrer que cela n’a pas d'impact sur le paysage. Cela ne fonctionne pas ainsi. L'État doit absolument reprendre la main et définir une véritable politique territoriale pour que les éoliennes soient implantées dans des zones appropriées.

Dans certains cas, comme au col de la Fageole, elles ne perturbent pas la planèze du Cantal mais marquent un passage entre deux bassins versants. Dans des sites bocagers, cela peut très bien fonctionner, mais à condition de bien travailler ces projets. Et il ne s’agit pas seulement des éoliennes elles-mêmes : il faut aussi tenir compte des pistes créées pour leur transport, qui peuvent être très destructrices. On ouvre des routes de 8 mètres de large, qui sont ensuite utilisées pour exploiter les forêts, ce qui peut causer des dégâts importants dans le paysage.

Illustration aménagement zone du Cap Fréhel © Alain Freytet

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Éolien agrandissement du parc et emplacement du parc en baie de Saint-Brieuc © Connaissance des énergies

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Emplacement du parc éolien de la baie de Saint-Brieuc © Source Préfecture.

Le photovoltaïque, quant à lui, peut être plus discret s'il est à une échelle appropriée, mais là aussi, il faut faire attention. Le problème des éoliennes aujourd'hui, c’est qu'elles sont devenues gigantesques, atteignant parfois 200 mètres de haut. Il faudrait revenir à des dimensions plus modestes. Par exemple, dans les volcans d'Auvergne, les reliefs montent à 100 ou 150 mètres. Si l’on place une éolienne de 250 mètres à côté, cela rend le volcan insignifiant, presque ridicule. Il y a donc une question cruciale de proportion qu’il faut aborder avec grand soin.

Autour de certains sites, il est important d’accepter des « silences éoliens », des zones sans éoliennes, pour préserver l’intégrité du paysage. Si l’on veut véritablement s’engager dans un avenir post-pétrole, sans dépendre entièrement du nucléaire — une technologie qui nous confronte à des risques immenses et à la gestion de déchets qui dureront des milliers d’années —, alors les énergies renouvelables sont indispensables. La vraie réponse réside cependant dans la sobriété énergétique : construire avec des matériaux qui consomment moins d’énergie, voyager moins loin, éviter les vols fréquents et arrêter de suivre sans cesse les dernières tendances technologiques comme les smartphones. Il faut revenir à des principes de frugalité, comme le préconise le collectif de la frugalité heureuse et créative (19).

Accepter les énergies renouvelables ne signifie pas céder aux exigences des grands opérateurs, qui veulent toujours plus grand, plus haut, et à plus grande échelle. Les champs photovoltaïques à travers le concept d’agrivoltaïque (20), par exemple, peuvent parfaitement s’intégrer dans la mosaïque bocagère et parcellaire de la campagne française. Lorsque l’on juxtapose un champ photovoltaïque à des cultures de blé ou de maïs, on reste dans une échelle paysagère cohérente. Mais si l’on rase les haies et que l’on installe un champ de 20 hectares, on casse cette échelle.

Les opérateurs cherchent à maximiser la rentabilité, mais c’est à nous de poser des limites. C’est pourquoi l’État doit fournir des directives claires et collaborer avec des paysagistes indépendants, qui ne sont pas payés par les opérateurs et peuvent ainsi exprimer leur vision librement. Il est également essentiel d'écouter les parcs naturels régionaux, les Grands Sites de France, les inspecteurs des sites, et d’appliquer leurs recommandations même dans des zones non protégées. Il y a de nombreuses pistes à explorer pour un aménagement plus respectueux du paysage.

L'exercice de l'atlas paysager fige les connaissances sur un paysage, cet exercice est-il pertinent?

Les connaissances sur un paysage évoluent constamment au fil du temps, avec de nouvelles découvertes. Cependant, lorsqu’on travaille sur des atlas de paysage, il y a certains invariants. Je pense au premier atlas que nous avons réalisé avec Alain Mazas, celui des Yvelines (21). C’était d’ailleurs le tout premier, et nous nous sommes interrogés sur l'utilisation du terme "atlas" associé à "paysages". Nous avons choisi de l’appeler "atlas des pays et paysages" par prudence. Finalement, le terme "atlas des paysages" est devenu courant, et nous sommes assez fiers d’avoir contribué à l’émergence de cette appellation.


Ces atlas sont intéressants, mais il est important de les actualiser tous les dix ans. Ce qui reste souvent constant, ce sont les unités paysagères quand elles sont bien définies. Par exemple, la vallée de la Creuse ou le massif du Pelvoux (22) ne changeront pas radicalement, ces paysages perdureront bien après nous et plusieurs générations encore. Des unités paysagères comme la plaine de Versailles ou la ville de Paris, bien que façonnées par l’homme, constituent également des socles durables. Lorsqu’on s’efforce de saisir l’essence et la valeur de ces unités paysagères, on découvre souvent quelque chose de profond et intemporel. Bien sûr, les perceptions évoluent avec les générations et les sensibilités, mais il existe un socle immuable.

20. L'agrivoltaïque (agrivoltaïsme ou agri-photovoltaïsme) est un système étagé qui associe une production d'électricité photovoltaïque et une production agricole au-dessous de cette même surface. La coexistence de panneaux solaires et de cultures implique un partage de la lumière entre ces deux types de production. 

21. En 1992, le CAUE 78 innovait à l’échelle nationale en réalisant le premier Atlas des paysages en France, consacré aux Yvelines. Réalisé par les paysagistes Alain Mazas et Alain Freytet, il mettait l’accent sur la connaissance, en identifiant et en décrivant 19 unités de paysage. 

22. Le mont Pelvoux est un sommet français faisant partie du massif des Écrins, dans les Hautes-Alpes.

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Atlas paysager des Yvelines, Alain Freytet & Alain Mazas, 1992.

L’histoire des lieux demeure, même si tout change autour, par exemple, en Limousin, le plateau est passé de 30 % à 75-80 % de surface forestière (23). Ce changement est notable, mais le socle sous-jacent reste intact. Il est donc essentiel d’accompagner ces évolutions, voire parfois de les influencer. Si nous avons besoin de respirer et de restaurer la biodiversité, nous pouvons réintroduire des pâturages, qui sont souvent plus riches en diversité floristique que les grandes plantations de résineux. En fin de compte, nous avons la capacité de participer à ces transformations, mais toujours en nous appuyant sur des connaissances solides.

 

Ce qui est écrit, ce qui est dit, tout cela a son importance. Ce qui est regrettable aujourd’hui, c’est que nous voyons disparaître ceux qui connaissaient intimement le territoire et étaient capables de le raconter. Ce sont souvent des agriculteurs, des instituteurs ou des guides de montagne, des personnes qui comprennent la terre et comment la cultiver. Ces gens sont nos "poissons pilotes" (24), ceux vers qui nous nous tournons pour mieux comprendre le paysage. Nous ne les écoutons pas dans une salle de réunion, nous marchons avec eux sur le terrain. Avec Romain Quesada (25), un ami paysagiste, nous travaillons en montagne en faisant des randonnées. Nous montons à un refuge, accompagnés du maire, ancien guide de haute montagne, et là, nous mesurons la valeur de leurs paroles, ancrées dans les lieux mêmes.

 

Ce socle de connaissances demande du temps à construire, tout comme un mur en pierre sèche. Il tiendra parce que ses pierres de fondation sont solides, bien ancrées, et parce que nous avons pris le temps de les poser correctement. C’est sur cette base solide que nous pouvons bâtir. Cette fondation, faite de reconnaissance sensible et d’analyse, est primordiale. Or, cela demande du temps, et les projets menés à la va-vite, les "projets turbo", ne s’inscrivent pas dans cette durée. Ils seront vite démodés, et on les démontera rapidement. Moi, je ne fais pas de projets pour cela, et je crois que les paysagistes non plus.

 

Quels rapports entretiens-tu avec les architectes ? Comment travailles-tu avec eux et comment pourrait t-on améliorer et décloisonner cette relation ?


Il y a des projets où nous avons eu la chance de travailler en véritable complicité avec les architectes. Malheureusement, ces occasions ne sont pas très nombreuses, mais quand elles se présentent, c'est un véritable plaisir. Je pense à Gérard Peiter, avec qui j'ai collaboré sur l'aménagement du parc animalier des loups de Chabrières. Dès le début, avant même de penser au projet, nous avons pris le temps de nous promener ensemble. Gérard est un passionné de champignons, et le projet a émergé doucement, sans précipitation. Ce qui est souvent redouté, c'est que l'architecte ne fasse appel à nous qu'à la fin, quand tout est déjà décidé, en nous demandant simplement ce qu'il faudrait planter autour du bâtiment. C'était peut-être comme ça il y a 20 ans, mais aujourd'hui, les choses doivent changer. Nous voulons être présents dès le début, pour partager l’énergie du projet et réfléchir ensemble à la dynamique que doit suivre l’architecture.

24. Le poisson-pilote est une espèce de poissons qui accompagne les requins durant leur nage. Ils ont pour habitude de suivre les requins dans leurs déplacements. Certains, comme les rémoras, s'accrochent aux requins et autres poissons grâce à une ventouse placée sur leur tête. 

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Parc des loups de Chabrière © Communauté de communes Gérard Peiter architecte DPLG.

Un autre architecte avec qui je travaille est Richard Dumas qui est également menuisier. Avec lui, et avec Franck Watel, un scénographe, nous formons une équipe soudée où nous réfléchissons ensemble, dès le départ, au sens et à la nature du projet. C'est cette collaboration en amont qui fait toute la différence. Mais il est souvent difficile de travailler ainsi, car les architectes sont pris dans les contraintes de l’agence, avec des délais serrés, et ils n’ont pas toujours le temps de se promener sur les sites. Pour moi, travailler avec des architectes signifie cultiver cette complicité et prendre le temps nécessaire. Cela reste compliqué avec les grandes agences, où l'on se retrouve face à des chefs de projet subalternes, alors que les décisions finales sont prises par le chef d'agence. Cela crée une distance peu productive. Il faut absolument être impliqué au tout début, lors des premières esquisses. Ce moment est crucial et devrait être un véritable échange entre architectes et paysagistes, mais cela ne fonctionne pas toujours comme prévu. 

Par contre sur le chantier, avec l’architecte Richard Dumas et de jeunes architectes, nous avons eu des réunions de chantier collectives où nous étions véritablement ensemble. Ces moments sont précieux, même lorsque les discussions portent sur des aspects techniques comme la tuyauterie ou les murets en pierre sèche. Ce qui compte, c'est que nous nous autorisions mutuellement à intervenir, à proposer des croquis, à donner des avis sur les projets respectifs, que ce soit sur l'architecture ou le paysage. Cette complicité n’est possible que parce que le projet découle d’une réflexion commune.

Tout dépend finalement de la complicité intellectuelle que l’on peut établir, et aussi du plaisir à être ensemble. Travailler avec des gens avec qui on se sent en phase est primordial. La vie est trop courte pour s’embarrasser de projets avec des personnes avec qu’il n’y a pas d’entente. Il est essentiel de profiter de chaque moment de travail avec des gens qui partagent nos convictions, notamment sur des sujets fondamentaux comme la sobriété et la transition écologique. C’est un aspect incontournable de notre métier, qui est presque devenu un engagement militant. Si ces valeurs ne sont pas partagées, et que l'on se retrouve face à des architectes ou des paysagistes davantage préoccupés par le paraître ou un design urbain superficiel, cela n’a pas grand intérêt. Les meilleurs moments, ce sont ceux où l’on découvre le site avec l’architecte, où l’on partage nos impressions. C’est là que tout commence, et c’est ainsi que nous évitons de compartimenter les différents aspects du projet.

Retranscription Antoine Basile, architecte des patrimoines, 23 octobre 2024.

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Richard Dumas - Architecte menuisier.

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