Oussama Moukmir est un entrepreneur marrakchi et le fondateur d'Argilex, une société spécialisée dans la construction et la restauration de bâtiments en terre et en pierre au Maroc. Il s'est positionné en tant que pionnier dans le domaine de la construction écologique, contribuant ainsi à promouvoir des pratiques de construction respectueuses de l'environnement et adaptées aux spécificités climatiques de la région.
Bonjour Oussama Moukmir, est-ce que tu peux te présenter ? Quel est ton parcours ?
Je m’appelle Oussama Moukmir, je suis natif de la ville d’Agadir, où j’ai grandi. Je suis entrepreneur de bâtiment, j’ai commencé à travailler à la fin des années 1990. En 2003, je me suis reconverti exclusivement dans la construction en matériaux écologiques et locaux, suite à des rencontres avec des personnes qui m’ont transmis une conscience écologique.
À ce moment-là, j’ai pris un ou deux ans à réfléchir et m’adapter, puis j’ai cessé toute activité de construction en matériaux industrialisés, pour me consacrer à ce domaine passionnant qu’est l’éco-construction. Pour ce faire, il a fallu que je me forme, que j’informe, que je découvre tout un pan de connaissances que je n'avais pas acquis dans ce métier à la base. J’ai donc été obligé d’avoir aussi une casquette de chercheur.
Au bout de quelques années, j’ai commencé à pouvoir faire des constructions dignes de ce nom, qui avaient une pérennité respectable et honorable.
Figure 1. Construction d'une maison
Peux-tu nous parler de cette démarche de transition ?
Cela a commencé suite à des rencontres avec des gens qui avaient le statut de compagnons, et qui avaient une grande connaissance dans le domaine de la restauration du patrimoine et de la construction écologique.
J’avais, à ce moment-là, une cliente à Agadir qui me demandait de construire l'extension de son Ranch, un bâtiment pour une activité équestre et sportive qui était déjà construit en terre. Elle me demandait si je pouvais en réaliser une extension. En tant qu’entrepreneur, je n’ai pas pu décliner cette offre. Mais je n’ai travaillé à ce moment-là qu’avec la connaissance des ouvriers que j’avais engagé pour cela.
C’était quelque chose de très frustrant parce que j'étais le responsable du chantier, sans avoir cette connaissance spécifique aux matériaux naturels. Donc le chantier s’est fait malgré tout, avec les limites des connaissances des ouvriers que j’avais engagés. Je n’étais pas capable de justifier la faisabilité de certaines choses. C’était donc assez difficile à vivre.
Alors, après avoir fini ce chantier j’en ai fait le bilan et je me suis dit que cela ne pouvait pas continuer comme cela et qu’il fallait que je me forme moi-même. Il fallait que je sache faire, avant de pouvoir prendre d’autres chantiers. C'est ce que j'ai fait.
J’ai donc découvert, en 2002, le Traité de construction en terre (1) édité par le CRAterre (2). En lisant cet ouvrage-là, je vois des courbes, des graphiques, une étude approfondie du matériau terre, alors que, pour moi, la construction en terre n’était pas du tout quelque chose de scientifique. C’était pour moi une véritable révélation, je n’en dormais plus de la nuit.
Pendant deux ou trois ans, j’ai fait quelques projets d'éco-construction mais je continuais surtout mon travail initial qui était la construction en matériaux industrialisés : béton, acier, etc … Donc, au fur et à mesure, je passais de la théorie de l’éco-construction à la pratique, jusqu’à pouvoir maîtriser la totalité du bâtiment, c’est-à-dire des fondations jusqu’à l’étanchéité, l’isolation thermique, les finitions, etc… Je réalisais peu à peu qu’il s’agissait d’un tout autre métier, qui nécessite ses propres règles et son propre savoir.
En 2008, j’ai complètement arrêté de faire des projets en béton pour ne plus faire que des projets écologiques. En sachant qu’il a fallu que je change de niveau de vie, socialement et économiquement parlant. J’avais beaucoup moins de moyens et beaucoup moins de charges aussi. C'était une structure beaucoup plus petite et donc il fallait changer de vie. C’était une décision difficile mais je ne pouvais pas faire autrement : si je devais avancer et défendre ce en quoi je croyais, il fallait le faire. Heureusement, ma famille a suivi, et il y a eu une adaptation au nouveau niveau de vie. Cela se passe très bien.
1. Traité de construction en terre, CRATerre, Hugo Houben, Hubert Guillaud
2. Créé en 1979, le CRAterre (Centre international de la construction en terre) a acquis une renommée mondiale dans le domaine de la construction en terre et des cultures constructives locales.
Qu’est-ce que cela évoque pour toi, la construction en terre ?
La terre est le seul matériau naturel qui est prêt à l'emploi, ce qui est un atout énorme. Avec la terre, on n’a pas besoin de rajouter quoique ce soit. Avec tous les autres matériaux il nous faut soit rajouter un liant, des agrégats, c’est-à-dire des charges minérales, etc ... C’est aussi un matériau minéral avec lequel on peut faire entièrement un projet de construction. Mais surtout, il s’agit du seul matériau prêt à l'emploi disponible, réutilisable tel quel à l’infini, ce qui est extraordinaire. Il n’y a pas d’autres matériaux qui peuvent faire cela, même la pierre peut se dégrader avec le temps, dans une échelle assez longue, une pierre peut se casser et ne plus assurer son rôle structurel initial, alors que la terre non. Même si la terre se dégrade, au bout de millions d’années, elle produit des argiles, ce qui crée plus de cohésion.
Donc c'est un matériau porteur d'avenir et de possibilités, c’est un matériau meuble qui peut prendre toutes les formes que l’on veut et qui ne nous impose aucune forme. Les autres matériaux structurels tels que le bois, la pierre, nous imposent une forme, physiquement par leur volume, alors que la terre, étant un matériau meuble, permet au constructeur de choisir ses formes. Comme pour le béton de ciment, la terre offre la possibilité d’être moulée dans des moules, pour faire des briques par exemple.
Par ailleurs, on peut construire avec n’importe quelle terre, peut être pas avec n’importe quelle technique, mais avec n’importe quelle terre. C’est pour cela qu’il y a des techniques différentes : cela vient de la diversité des terres disponibles donc rien que cela est assez extraordinaire. En plus de cela, c'est le matériau qui nous donne le plus d’autonomie. On peut très bien construire hors de la “sphère capitaliste”, du transfert d'argent etc … On peut se faire son propre logement sans avoir de moyens du tout, uniquement avec du travail, c’est-à-dire des kilocalories humaines. Beaucoup de gens sont exclus de l’acte de bâtir, parce qu’ils n’ont pas les moyens, mais ils ont quand même le droit d’être logés, et la terre permet cela. On le qualifie parfois - à tort, d’ailleurs - de matériau du pauvre, parce qu’il n’a besoin que de travail. Le pauvre n’a pas toujours les moyens financiers, mais il a sa santé, il peut travailler en auto-construction, c’est pour cela que le matériau est porteur d’espoir pour cette tranche sociale de gens. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas le matériau du riche aussi, parce que c’est le matériau champion du confort hygrothermique.
Figure 3. Traité de la construction en terre CRAterre, et roue décrivant les différentes techniques de construction en terre
Le Maroc est un pays qui a un patrimoine très important de construction en terre, mais qui, comme plusieurs pays dans le monde, a vu des transformations avec l'apparition du béton de ciment. Aujourd’hui certaines personnes veulent revenir à ce matériau, pourquoi est-il pertinent de revenir à la terre aujourd’hui ?
A-t-on réellement le choix ? On revient à la terre par effet de mode, par effet de prise de conscience, mais en réalité nous n’avons pas le choix, c'est-à-dire qu’on a compris que le monde de la construction génère 40% des gaz à effets de serre, de manière directe et indirecte. Cela constitue la moitié du problème de notre globe terrestre, c‘est énorme.
On revient à la terre et plus globalement aux matériaux écologiques et propres parce qu’on n’a pas le choix, tout simplement. Et parce que la nature fait son travail, c’est-à-dire que tout ce qui n’est pas durable va être éjecté naturellement. Tous les autres matériaux sont soit corrodables, soit ne tiennent pas dans la durée. La nature effectue toujours un tri, sur le long terme. Donc la construction du futur, c’est une construction écologique, qu’on le veuille ou non. Nous sommes obligés d’y arriver, et ceux qui se placeront avant auront plus de chance d’être plus efficients et de proposer des choses plus intéressantes pour le futur.
En plus du côté écologique, revenir au matériau terre, ça a du sens, car tout le monde cherche le confort. Est-ce normal qu’au XXIème siècle, on soit encore obligé de refroidir l’air ambiant par un climatiseur Split ? Et qu’à partir du moment où on l’éteint, on retrouve une chaleur infernale dans son habitat ? Ce n’est pas durable comme système de climatisation. À l’inverse, quand ce confort thermique vient par irradiation des murs en terre par exemple, c’est durable parce qu’on consomme zéro énergie.
Aujourd’hui les matériaux de construction conventionnels posent un problème écologique depuis leur fabrication. Ensuite, pendant la vie en œuvre du bâtiment ils ne sont pas confortables, ce qui nous oblige à injecter de l’énergie à travers la climatisation et le chauffage. Enfin, puisqu’ils ont une durée de vie limitée, quand il faut les démolir, ils posent encore un problème majeur. On se retrouve avec des déchets dont on ne sait pas quoi faire. Que faire de matériaux qu’on ne peut pas démolir facilement et de ces quantités énormes de déchets ? Revenir à la terre au XXIème siècle, ça a du sens, parce qu’on a commencé à démolir en masse. Il n'y a que la démolition en masse qui va nous permettre de prendre conscience, parce que les gens ne voient pas et ne comprennent pas qu’on est obligés de démolir et qu’il existe une durée de vie dans les matériaux qui sont utilisés aujourd’hui, mais la démolition de masse va leur amener automatiquement cette conscience. Si vous voyez que votre voisin démolit sa maison vous allez vous poser des questions. Pendant deux ou trois mois, le temps de démolir, vous allez comprendre que c’est apocalyptique et que ça a du sens … Au siècle précédent, ce n’était pas évident, parce que ces bâtiments en béton armé étaient encore tout neufs. On était dans la jeunesse du béton armé, les gens disaient “ça tient, c’est solide”. Mais au XXIème siècle on va démolir et on va savoir pourquoi on démolit. Les gens vont prendre automatiquement conscience et vont essayer de faire des choix plus raisonnables en termes de matériaux de construction.
Figure 4. Chantier maison terre à Tahanaout. Architecte Isabelle Cousy, constructeur Oussama Moukmir, janvier 2021
Concernant la construction en terre en milieu urbain, souvent on voit que les projets innovants sont en milieu rural et il est difficile de faire accepter le fait qu’on peut construire en terre dans les villes. La construction en terre a-t-elle sa place en milieu urbain selon toi ?
Il est évident que la terre a sa place dans le milieu urbain, puisque c’est le matériau du futur. Comment y arriver, techniquement ? Il y a des solutions. Mais avant de parler de cela, je peux vous dire que la médina de Marrakech est construite sur 600 ha d’habitat dense intramuros. Donc, à la question de savoir si la construction en terre est adaptée aux structures urbaines denses, nous avons déjà la réponse. Il ne s’agit pas de disserter. Nous savons que c’est faisable, avec des petites ruelles … Aujourd’hui, si nous avons des grandes artères, cela nous donne l’avantage de pouvoir acheminer beaucoup plus facilement le matériau terre pour la construction. On a des engins de levage qui existent qui sont capables de répondre aux contraintes de manutention du matériau. Donc, oui, c’est possible. C’est prouvé par le temps et par le patrimoine. C’est la force du patrimoine : personne ne peut le nier, il a la force d’exister.
Maintenant en ce qui concerne les solutions techniques, il est évident que la mise en œuvre du matériau terre doit être adaptée au milieu urbain. Pour cela, la préfabrication d’éléments - petits ou grands - est une bonne solution. Plus ces éléments sont grands, mieux c’est. En effet, en ville, on va souvent essayer de travailler avec un matériau exogène parce qu’il n’y a pas tellement de matériaux disponibles en ville. Même si, lorsqu’on fait une excavation pour des sous-sols, on peut prélever de la terre, mais le plus souvent, les gens ne préfèrent pas faire de sous sols pour des projets modestes. Donc on est obligé de prélever le matériau à l’extérieur. Quitte à amener le matériau d'ailleurs, autant l’amener sous forme préfabriquée, préétablie. Cela facilite les choses, ça a un côté rassurant. Si l’on se met à stocker de la terre sous forme brute, foisonnée, dans un chantier, c’est moins rassurant pour les citadins, habitués à des matériaux standardisés, avec des arêtes propres, … Donc, la mise en œuvre brute de la terre en ville, n’est plus forcément adaptée. Mais aujourd'hui, les solutions de préfabrication, comme dans cette école (où a été construite une salle de classe en pisé préfabriqué), fonctionnent. Ceci est un projet urbain. Dans l’urbain, il est habituel de faire de la préfabrication de petits ou grands éléments, puis de les mettre en œuvre avec des engins de manutention. C’est un procédé tout à fait facile et accessible, toutes les entreprises ont des engins de manutention. Cela ne leur demande pas des efforts trop importants en investissement et en savoir-faire.
Figure 5. Chantier maison terre à Tahanaout. Architecte Isabelle Cousy, constructeur Oussama Moukmir, janvier 2021
Sachant qu’en ville, le foncier coûte cher, si les murs de terre ont une grande épaisseur (45 cm par exemple), est-ce que ça ne constitue pas un inconvénient ?
Pour répondre à cela, il faut préciser qu’il y a trois types de matériaux. Il y a les matériaux qui sont hyper conducteurs thermiquement, d'autres qui sont isolants, et, entre les deux, il y a des matériaux qui ne sont ni bons isolants, ni bon conducteurs thermiques : c’est le cas de la terre. Quand on a des matériaux qui sont conducteurs, on est obligé de mettre un isolant thermique. C’est le cas aujourd’hui : si vous voulez construire décemment, il vous faut une structure, puis un mur, puis il vous faut un isolant thermique, soit un doublage avec un vide d’air etc ... Les projets qui sont bien conçus n’ont pas des épaisseurs de 10 ou de 15 cm, mais sont plus proches des 30 à 35 cm. Cela veut dire qu'aujourd'hui les projets qui sont confortables, ont déjà une épaisseur importante. Donc, si l’on compare avec des murs en terre de 45 cm, il y a seulement 10 cm de différence. Ce ne sont pas ces 10 cm là, au vu du poids écologique de ce matériau, qui vont changer la donne. En plus de cela, les murs épais sont des murs rassurants, plutôt que des structures optimisées. C’est instinctivement plus rassurant d’avoir des structures épaisses, c’est le cas de la terre.
Par ailleurs, la réponse à cette question se trouve déjà dans nos médinas. Traditionnellement, dans les villes, nos anciens ont fait des murs mitoyens. Chacun est obligé de faire attention à la structure de son voisin, et inversement. Cela crée de la cohésion sociale. Maintenant ce n’est plus le cas : c’est chacun pour soi. On tend à détruire cette cohésion sociale. Or le bâtiment doit avoir une force de cohésion, il doit obliger les gens à avoir de la cohésion sociale. En réalité, le mode de vie individualiste est complètement dépassé. Nous sommes obligés d’être à côté de l'autre, de le respecter, de faire ensemble. Si je suis ton voisin, je suis obligé de surveiller ta baraque quoi qu’il arrive. Ça, c’est fort. Voilà les leçons qu’on ne tire pas souvent de la médina. On ne tire pas ces conclusions là, parce qu’on parle du patrimoine en restant un peu superficiel, en évoquant seulement l’esthétique d’un patio, ou le charme d’une fontaine. Mais ce n’est pas cela, il faut voir les autres côtés, notamment le fait que la médina incarne un mode de vie véritablement cohérent, qui tient la route. Ce n’est pas qu’un mode de vie parmi les autres, c’est un mode de vie idéale.
Figure 6. Prototype pour le Solar Décathlon 2019
Sur l'emploi des matériaux renouvelables et écologiques, à quels freins as-tu été confronté au Maroc ? Y a t- il des manquements, des carences ?
Lorsqu’on est dans cette démarche-là, on est confronté à tous types de freins. Premièrement, les gens ne font pas confiance à ce matériau, ce qui est complètement normal : moi-même je suis passé par là. En réalité, le manque de confiance vient du manque de connaissances. En fait cette confiance, c’est une confiance personnelle. C’est l’avantage. Pour construire en terre, tu dois être quelqu’un de confiance parce que c’est toi qui fais la pérennité du projet. Comme c’est très peu normalisé, c’est ton savoir, ton sérieux et ta bonne réputation qui font que les gens te font confiance. Et là, je pense qu’on reprend les vrais fondements de l’architecture finalement. Dans un projet de construction, il faut un rapport de confiance. Il ne s’agit pas uniquement de vendre quelque chose, se faire payer, et laisser l’assurance se charger du reste. Non, il s’agit de rester solidaire de ses bâtiments. C’est une dimension que j’aime beaucoup, parce que cela m’oblige à rester en bons termes avec mes clients, et c’est très bien parce que c’est grâce à cela que j’ai du travail. Finalement, cela remet au centre l’idée de l’art : le bâtisseur est censé et réputé être un homme de l’art. Ce n’est pas la qualité des matériaux que tu achètes qui fait la pérennité de ton projet, c’est ton savoir-faire, ta gestion quotidienne et ton bagage expérimental qui font la réussite des projets. Et c’est tant mieux qu’il en soit ainsi, parce que le métier de l’entreprise est basé sur la confiance et la solidité de ce qu’on propose. On ne propose pas n’importe quoi, parce qu’on est solidaire de notre projet.
Concernant les freins, aujourd’hui le frein le plus important, est le côté, normatif et juridique des choses. Quand j’ai commencé en 2003, il n’y avait pas de cadre juridique pour ce type de construction. Fort heureusement, en 2014, le Maroc s’est miraculeusement doté d’un règlement parasismique pour la construction en terre. C’est une aubaine, parce qu’il n'y a pas plus de quatre ou cinq pays dans le monde qui ont un tel règlement, qui leur permet de demander l’autorisation de construire avec des murs porteurs en terre ou avec de la maçonnerie de pierre hourdée à la terre (parce que cela a le même caractère de “faiblesse”). Ce Règlement Parasismique des Constructions en Terre (RPCT 2011) (3) est en vigueur depuis mai 2014. En ce qui me concerne, c'était comme un cadeau qui est venu, et j’ai donc finalement choisi mon métier au bon moment. À cette époque-là, j’étais à peine capable de maîtriser les étapes du bâtiment. Il faut du temps pour maîtriser ces étapes et pouvoir s’adapter aux différents territoires. Quand j’ai commencé à travailler, je ne pouvais pas refuser des commandes : je me déplaçais partout au Maroc, en fonction des projets. Cela m’obligeait à aller dans des territoires différents et de trouver, malgré tout, les matériaux que je pouvais assurer. On développe ainsi une connaissance beaucoup plus large. En regardant un paysage, on devient capable de détecter les matériaux et le potentiel en matériaux inertes, en liant, en sable … Et c’est une richesse extraordinaire, qui me permet de travailler presque n'importe où … C'est un avantage qui me vient de cette période de grande difficulté.
Donc, l’aspect juridique de la construction en terre a été réglé avec ce document du RPCT. Mais, ce règlement ne permet pas de construire plus de R+1. Il y a beaucoup de contraintes architecturales, ce qui fait que les architectes sont souvent peu intéressés, notamment quand on leur dit qu’ils ne peuvent pas excéder un certain pourcentage d’ouverture dans une façade qui est de 15% ou de 20%. Les gens veulent souvent des grandes baies vitrées, qui ne sont pas très adaptées à notre climat. Il y a des frictions et tout le monde n’est pas d’accord …
Il y a aussi des problèmes de gestion financière de projets parce qu’on achète très peu de matière première. La plupart des matériaux sont disponibles, donc on a essentiellement de la main d'œuvre. On achète beaucoup de choses en liquide, et il est difficile de répercuter cela avec des factures. Ce problème m’a poussé à opter pour une forme de coopérative plutôt qu’une SARL (4) classique. Aujourd’hui, la coopérative est une forme porteuse de sens, d’avenir et de durabilité. Travailler en coopérative avec des artisans, je pense que c’est l’avenir de la construction écologique, ce qui est très bien d’ailleurs. Ça a une plus grande dimension de partage, et ne se limite pas simplement à “stocker des richesses”.
Par ailleurs, il faut bien évidemment convaincre les clients. Les clients qui sont des urbains, ne veulent pas de murs poussiéreux, surtout en intérieur. Ils veulent avoir le même mode de vie dont ils ont l’habitude, dans des constructions en terre ou en pierre … Mais c’est bien parce que ça permet de diversifier les offres notamment en termes de revêtements d’enduits.
Figure 7. Chantier maison terre à Tahanaout. Architecte Isabelle Cousy, constructeur Oussama Moukmir, août 2021
3. Le Règlement parasismique des constructions en terre RPCT 2011 constitue l’ensemble des performances requises et des prescriptions techniques destinées à améliorer la résistance des constructions en terre en cas de séisme.
4. SARL: société à responsabilité limitée
Est-ce que cela coûte plus cher de construire en terre aujourd’hui?
Non, je ne construis pas plus cher, c’est pratiquement le même prix qu’une construction en béton. Il faut savoir que quand on décompose le coût d’une construction en matériaux locaux, on achète 80% de main d'œuvre et 20% de matière. Donc si, dans les 80%, on a une main d’œuvre chère, - comme c’est le cas en France, par exemple - évidemment les prix montent considérablement. Au Maroc, ce n’est pas le cas, on a encore des prix très raisonnables donc on facture en conséquence.
De toute façon, pour les clients, ici, il est hors de question de payer plus cher que la construction en béton. Il ne s’agit pas d’une clientèle farfelue. Dans la négociation, on nous montre un devis contradictoire, et il faut accepter ou refuser. Ce n'est pas plus mal, parce que l'écologie ne doit pas coûter plus cher, il n'y a pas de raison. C’est donc ici qu’on devrait développer des solutions, si on est capable d’avoir des bâtiment moins chers ou au même prix, avec un meilleur confort, une écologie, et une plus grande durabilité. C’est ce qui se passe, en réalité. Donc on n’est pas plus cher.
Dans les projets où l’on a une double structure, c’est-à-dire béton et terre, on se retrouve à payer une double structure. Dans l’exemple du bâtiment de Salima Naji (5), le mur en terre pourrait porter, à lui seul. Mais avec le rajout des poteaux en béton, effectivement il y a une double structure, donc cela coûte cher. Dans ce cas-là, le client lambda considérera que c’est trop cher.
Figure 8. Entretien avec Oussama Moukmir. Août 2021.
5. Musée de Tiznit, Salima Naji,
Quand on parle du coût, il faut aborder la notion de temps de la construction, parce que pour construire 1 m² de parpaing il faut moins de temps que pour construire 1 m² carré de pisé… Le pisé est-il concurrentiel ?
Il faut comparer ce qui est comparable : on ne compare pas un mur en pisé à un mur en parpaing, parce qu’ils n’ont pas la même fonction. Le mur en pisé constitue la structure du bâtiment, tandis que le mur en parpaing ou en brique n’est qu’un remplissage. Vous ne mettez le mur en parpaing qu’une fois que vous avez fini la structure. Donc, il faut comparer l’ensemble du processus de la construction, du départ jusqu'à la finition du bâtiment. Et là, je vous étonnerai en disant que cela va plus vite, ça prend moins de temps. Il est plus rapide de construire en terre ou en pierre que de construire en béton, car lorsqu'on coule du béton, on a un temps d’arrêt obligatoire. Il faut une cure, de 14 à 21 jours au minimum, pour chaque ouvrage en béton coulé. Nous n’avons pas cette limite dans la construction en terre, puisque ce sont des structures semi-sèches notamment pour le pisé, et entièrement sèches pour les adobes et BTC. Donc il n’y a pas de temps de séchage, pas de cure, pas de problème de réaction chimique nécessaire pour aboutir à un pic de maturité, pour pouvoir être chargé.
Et cela, je le prouve. Premièrement, par ce bâtiment (salle de classe en pisé préfabriqué) qui a été construit et fini en 2 mois. Pour revenir à la question de l’adaptation au milieu urbain, ce projet-là montre la préfabrication comme une solution à cela. Deuxièmement, lors du Solar Décathlon 2019 (6), j’ai réalisé 3 projets qui ont tous été construits et finis en moins de 21 jours. Si c’était en béton, les 21 jours auraient à peine servi à finir la cure de l’ouvrage.
Est-ce qu’on doit montrer le pisé ou pas, est-ce que la structure doit être apparente ?
Aujourd’hui, et depuis quelques années, il y une mode qui consiste à montrer le pisé brut, tel qu’il est, sans enduit, brut de décoffrage, avec éventuellement différentes couleurs de terre. Cela plaît à tout le monde et cela fait l'unanimité, c’est très bien parce que cela amène un engouement pour le matériau, mais un engouement esthétique uniquement. Cependant, le problème c’est qu’il y a un prix à payer, celui de la stabilisation. En effet, pour que ces structures en terre restent brutes, lisses, rassurantes, avec des arêtes bien finies, on est contraint à la stabilisation, c’est-à-dire qu’on va rajouter un liant hydraulique, notamment de la chaux hydraulique voire du ciment, qui sont tous cuits à plus de 1300 degrés, et on stabilise dans la masse, c’est à dire que si on stabilise à 6 ou 7 % un ouvrage qui fait 45 ou 50 cm d’épaisseur, la quantité de liant est énorme ! Et en plus de cela, il va y avoir des structures soit en acier, soit en béton armé parce qu’en Europe, on n’a pas le droit de faire du pisé en tant que structure. Finalement, on se retrouve à payer une structure en béton armé, ainsi qu’une grande quantité supplémentaire de ciment dans ces murs en terre pour qu’ils restent bruts. Comparé à cela, l’agglo de ciment qui est décrié par tous les écologistes, est une structure creuse qui ne contient que 7% de ciment et avec une épaisseur de 15 à 20 cm. En pisé stabilisé, on a un mur de 40 cm qui est plein et qui est stabilisé au même pourcentage de ciment !
Ceci dit, je pense que c’est une transition, c’est une période dont l’avantage est qu’elle permet de convaincre les architectes, les clients éventuellement, les maîtres d’ouvrages … On transmet l’idée que le pisé est matériau esthétiquement intéressant. Il est vrai que la stabilisation n’enlève rien au confort thermique, hygrométrique et acoustique du matériau. En revanche, le côté écologique est perdu. Il n'y a pas d’avantage écologique à stabiliser le matériau terre avec un liant hydraulique. Comme solution à cela, il y a deux possibilités. Soit, on accepte une certaine perte de matière du fait du ruissellement de pluie, on l’admet et intègre cela dans l’acceptation y compris esthétique du matériau. Sinon, on enduit. Ce sont les deux solutions.
Il y a un travail intéressant sur le sujet, c’est celui de Martin Rauch (7), qui est un constructeur allemand, céramiste à la base, mais qui a fait beaucoup de choses intéressantes. Pour sa propre maison, il a intégré des briquettes dans les murs en pisé pour freiner le ruissellement. En principe, quand il pleut et que l’eau ruisselle sur la façade, il y a un phénomène d’accélération. Plus la façade est grande, plus l'eau s'accélère. Quand on intègre des briquettes, on casse cette force d’accélération de l’eau. Il y a une petite perte de matière, mais cela donne un charme intéressant, et cette solution est la seule qui m’est apparue, au niveau des pays de l’ouest, raisonnable. Parce qu’il a pris la peine de réfléchir à une solution. C'est une solution tirée du patrimoine, encore une fois. Là on se rend compte que le patrimoine peut nourrir même en termes de solutions techniques pour éviter de tomber dans les excès de matériaux qui ne sont pas respectables au niveau écologique.
Au niveau du Maroc, dans les écoles d’architecture il y a cet intérêt, mais un architecte ne va pas décider, à lui seul, de construire en terre : il faut qu’il existe un écosystème favorable. Comment procèdes-tu ?
Premièrement, je suis obligé de communiquer, sinon je n’ai pas de travail. Pour communiquer, il y a plusieurs manières de le faire, évidemment les réseaux sociaux mais avant cela, j’étais obligé de faire des conférences, dans les écoles d’architecture. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à enseigner à l’école d’architecture de Marrakech où j’ai enseigné pendant six ans, et à l’école d’Agadir pendant une année. Je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout enseigné. En tout cas, on ne donnait aux étudiants que quelques brèves informations, mais cela ne leur permettait pas ni de s’intéresser, ni de maîtriser les choses. Avec cela, comment voulez-vous qu’à la sortie ils puissent proposer quelque chose à leur client éventuel ? C’est impossible …
Ensuite j’ai fait des ateliers pour enfants. J’avais un client pour lequel j’avais fait un projet en 2013, une sorte de ferme pédagogique. Cette ferme a eu pour vocation de faire des ateliers pour des enfants, et pour des adultes. Ainsi, pendant quatre ans, j’ai fait des ateliers pour enfants âgés de 4 à 13 ans. Un atelier terre, pour les tout petits, c'était manier la terre, savoir que c’était un matériau non nocif, qui, contrairement à ce qu’on croit, ne salit pas, etc. En fait, la terre est un matériau qui guérit les blessures, les animaux le savent mieux que les humains, quand un âne un se blesse le dos il se roule par terre pour mettre les argiles dans la blessure et cela bloque toute sorte de prolifération de bactéries. J’avais des retours très intéressants, puisque les enfants n’ont pas de conscience par rapport à la construction. Ils ne sont pas récalcitrants, ils prennent beaucoup plus les informations de façon évidente.
Ensuite, j’ai essayé de rentrer en contact avec le ministère de l'équipement qui sont les techniciens de l’État et ils étaient instigateurs du règlement parasismique de la construction en terre, donc ils étaient déjà connaisseurs.
J’ai essayé de créer une association qui s’appelait Labina (8) à Marrakech, avec un bon nombre de projets d’assistance, notamment dans le monde rural, pour les gens qui étaient porteurs de projet de construction. L’objectif de l'association était de les assister gratuitement, de leur fournir des plans, d’essayer de faire en sorte qu’ils construisent avec les matériaux du site, pour éviter la monoculture des matériaux industrialisés …
Donc il y a eu plusieurs plans. Pour l’avenir, je pense qu’il faut un centre de formation. On ne peut pas se contenter des écoles d’architecture ou d'ingénierie pour faire cette formation-là, ce n’est pas quelque chose qu’ils vont faire instinctivement tout de suite. Il faut un centre de formation et une fédération qui réunit les professionnels du monde de la construction écologique, vraiment au sens très large, pour que l’on puisse avoir l’oreille et l’écoute des décideurs parce que c’est un droit, aujourd’hui, que d’avoir la possibilité de construite avec des matériaux propres. Ce n’est pas un luxe, mais un droit élémentaire, cela fait partie des besoins élémentaires de l’homme.
Figure 9. Chantier maison terre à Tahanaout. Architecte Isabelle Cousy, constructeur Oussama Moukmir, août 2021
6. Solar Décathlon 2019
7. Architecte designer, Martin Rauch
8. Association Labina., pour une architecture durable, est une association à but non lucratif basée à Marrakech regroupant des chercheurs et professionnels de divers horizons, engagés pour la cause environnementale et patrimoniale.
Comment procèdes-tu sur les chantiers ?
J’ai un noyau de personnes qui sont des chefs de chantier et des conducteurs de travaux par la même occasion. On n’engage pas forcément des personnes qui sont déjà spécialisées. On prend des maçons lambda. Et c’est une bonne nouvelle : on n’a pas besoin d’être spécialiste de cela pour pouvoir pratiquer ce métier. Simplement, il faut être encadré au début et même tout au long du processus. Aujourd’hui, on a des maçons qui viennent de la filière béton-armé, ciment etc … Ils travaillent très bien et donnent de la bonne qualité, parce que les règles de la construction sont toujours les mêmes : la planéité, le fil à plomb, etc. Ce sont les mêmes façons de faire, seule la mise en œuvre du matériau est un petit peu différente. On n’a jamais eu de gens qui nous disent que cela ne les intéresse pas. Cela les intéresse parce qu'il se rendent compte qu’il sont dans une dynamique spatiale. C’est un écosystème aussi, ce n’est pas juste pour l’argent. Ils se rendent compte qu’ils sont face à des clients sympathiques, peut-être un patron ou un dirigeant dont on sent qu’il essaye de faire des choses correctement. Ils font des choses étonnantes. Donc, pour eux, c’est un petit plus, parce qu’ils font partie d'une dynamique sympathique ; et ce n’est pas négligeable.
Le client est-il convaincu dès le départ du matériau terre ?
Maintenant, je suis contacté généralement par des gens qui veulent, dès le départ, construire en matériaux naturels. Au tout début, ce n’était pas le cas. Je devais monter au créneau, en allant voir les architectes essentiellement, en les convainquant, en leur montrant les références, etc. Aujourd’hui, certains clients ne me demandent pas une technique spécifique, ils veulent simplement un cadre propre, naturel, avec toute la technologie dont ils ont l’habitude. D’autres clients viennent avec des idées très définies, par exemple : “je veux une maison en Blocs de Terre Comprimés”, ou “je veux des murs en pisé, des toitures en bois …”. En effet, il y a une prise de conscience qui ne concerne pas que le monde de l’architecture, mais qui vient du mode de vie en général. Les gens ne veulent plus n'importe quoi, ils veulent s’habiller correctement, évidemment habiter décemment et correctement. Donc il y a différents niveaux de consciences, certains ont déjà cela autant que moi au niveau théorique, mais ont juste besoin de quelqu’un pour le mettre en œuvre. Aujourd'hui, en général, je n’essaye pas de convaincre. Il peut m’arriver d’essayer de convaincre de construire uniquement en mur porteur. Je peux informer, en disant que le cadre légal existe, que les garanties sont là, etc. Je peux convaincre à ce niveau là.
Qu'est ce que le patrimoine peut nous enseigner ?
Tout. Le patrimoine est un passage obligé. En fait, le patrimoine est une arme à double tranchant : les pays où l’on entend la phrase “la terre est le matériau du pauvre”, sont les pays qui possèdent un patrimoine en terre important. À l’inverse, dans les pays qui n’ont pas de patrimoine en terre, l’Australie et l'Amérique du nord par exemple, les gens disent plutôt que c’est le matériau du riche. Le patrimoine peut renvoyer cette image de précarité, parce que cela fait presque cent ans qu’on ne construit plus en terre de manière globale. Les bâtiments commencent à être vétustes. On voit des bâtiments qui croulent, pas entretenus, pas aimés. Donc finalement, les gens se disent : “si c’est ça, la terre, je n’en veux pas”. Et ils ont raison à ce niveau-là. Mais en contrepartie, nous avons aussi des bâtiments d’excellente facture, qui ont mille ans ou plus. La mosquée de la Koutoubia (9) a 900 ans. Nous avons des ouvrages de 950, 980 ans à Marrakech. Donc lorsqu’on entend dire que “la terre n’est pas durable”, c’est dérisoire. Ainsi, le patrimoine est porteur des deux extrêmes en termes de durabilité et de solidité. Mais, dans la terre, on peut aussi faire du mauvais travail, ou du travail de dépannage. Quelqu’un qui veut faire quatre murs, ne veut pas forcément faire des fondations de qualité, ni de bons soubassements, enduits, couverture. On a tendance à voir de petits bâtiments pas très bien faits à la base, donc qui ne vieillissent pas très bien, plutôt que d’étudier certains ouvrages importants, des palais, de grandes mosquées, qui sont en fait la référence. Nous avons ces références-là qui existent, qui sont là, mais nous avons aussi beaucoup de petits ouvrages qui déconsidèrent le matériau.
Le patrimoine peut nous donner toutes les solutions constructives dont nous avons besoin. Quand on veut construire en terre, la chose la plus facile c’est le mur en terre. Mais le patrimoine, lui, nous donne tout ce qui a pu être possible de réaliser sur des centaines voire des milliers d’années. Donc on peut s’en inspirer, prendre les choses telles quelles. Il y a beaucoup de choses qu’on peut reconduire telles quelles, d'autres qu’on ne peut plus pour cause de pénibilité, des choses peu écologiques, ou alors des choses qui n’existent plus, car la matière première n’est plus disponible, …
Le patrimoine nous nourrira. Je n’ai pu vraiment avancer dans ma connaissance que grâce au patrimoine. J’ai suivi le cursus classique, celui de la documentation via CRATerre, mais on se retrouve bloqué assez rapidement, parce qu’ils ne traitent que des murs en terre et certains enduits. Comment faire les fondations ? CRATerre met des dessins à disposition du lecteur, mais comment les réaliser ? Est-ce que c’est adapté au site dans lequel on se trouve ? Comment réaliser la couverture ? Le CRATerre peut préconiser des coupoles ou des voûtes en terre, parce qu’ils ne traitent que de la terre en structure, mais aujourd’hui il est difficile de placer une coupole dans de l’architecture moderne. Pour répondre à toutes ces questions, on se tourne vers le patrimoine. C’est pour cela que, personnellement, je suis arrivé à diversifier ma connaissance, parce qu’au Maroc, nous avons une grande diversité géologique et climatique, donc nous avons aussi tous les types d’architecture possibles avec des matériaux locaux. Donc les solutions, je les ai directement tirées du patrimoine. C’est simple d’y accéder, notamment à travers l’observation des bâtiments démolis. Quand un bâtiment est sain, il ne vous donne que l'architecture et l’esthétique, mais quand il est démoli, il est possible d’appréhender la manière dont il a été construit, quelles ont été les solutions qui ont été choisies, des fondations jusqu'aux toitures. Cela est possible grâce à la détérioration du patrimoine. Donc, on peut voir un patrimoine détérioré comme une excellente école, au niveau de l’ingénierie et des choix constructifs. Ces bâtiments nous offrent de réelles vues en coupe, chose qui n’est pas possible sur des bâtiments neufs. De l’extérieur d’un bâtiment neuf, on ne peut avoir qu’une vue superficielle de la technique de construction.
Le patrimoine donne énormément de solutions constructives. On ne peut faire évoluer l'éco-construction que grâce au patrimoine, ce n’est pas possible autrement. D‘ailleurs, les pays où il n’y a pas de patrimoine, n’ont pas évolué au niveau de leur éco-construction. Si l’on prend l’exemple des États-Unis, du Canada ou de l'Australie, ils ont des murs en terre mais ils ne font que perfectionner la partie “mur”, le reste ne se développe pas beaucoup. Ils utilisent du béton armé pour les fondations, des dalles en béton, bois ou tuile, mais cela n’évolue pas en réalité. Cela devient juste de plus en plus cher parce que c’est de plus en plus travaillé, mais ce n’est pas l’objectif. Les vrais objectifs de l’éco-construction consistent à diminuer les coûts et augmenter les garanties. Autrement, on retombe dans un système capitaliste de plus en plus cher et de plus en plus élitiste, ce qui n’est pas le but recherché.
Donc la première étape, dans l’éco-construction, est d’expérimenter avec ses connaissances. Lorsqu’on arrive à la fin de ce qu’on peut faire avec sa propre intelligence, on se tourne alors vers le patrimoine, pour essayer de comprendre comment ils faisaient, avant. Ensuite, vient l’idée d’intégrer quelques solutions des anciens dans ses projets d'éco-construction, et là, on se retrouve aussi à connaître les limites de ces solutions. Mais l'avantage dans l’éco-construction, c’est que l’on est beaucoup plus libre d’expérimenter. Donc, on va expérimenter des choses complémentaires à ce qui est patrimonial, et on va trouver des solutions qui vont faire évoluer et augmenter la qualité de l’éco-construction. Mais on va également proposer des solutions de restauration du patrimoine. Ainsi, on redonne de la valeur au patrimoine, en échange de ce qu’il nous a enseigné. On redonne à ce patrimoine-là, des techniques et des façons de faire qui n'étaient pas du tout d’usage parce qu’on est beaucoup plus freiné dans l’acte de restaurer avec des conventions telles que la charte de Venise (10) ou la convention de Genève. Or, l’éco-construction permet de développer des solutions qui peuvent être réinjectées dans le patrimoine, ce qui établit un équilibre de principe : on prend et on redonne, en échange.
Figure 10. Prototype Solar Décthlon, Oussama Moukmir, août 2021
9. La mosquée Koutoubia est un édifice religieux construit au XIIe siècle à Marrakech, Maroc. Elle est la plus grande mosquée de la ville. Son architecture et son décor ascétique reflètent l'art des Almohades.
10. La Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, dite charte de Venise, est un ensemble d'orientations qui fournit un cadre international pour la préservation et la restauration des objets et des bâtiments anciens. Elle a été approuvée par le IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, réuni à Venise du 25 au 31 mai 1964. Cette charte impose en particulier « que l’on restaure les monuments historiques dans le dernier état connu ».
Quel est l’avenir du patrimoine en terre selon toi ? Les projets touristiques sont parfois contre-productifs, qu’en penses-tu ?
C’est une question d’approche. À ce sujet, j’ai une idée que j’ai déjà commencé à mettre en œuvre. Quand on a un patrimoine monumental important, la solution est très simple : il faut en faire un centre de formation. Prenons l’exemple d’une Kasbah. On peut tout à fait en faire un centre de formation. L’avantage de la Kasbah, c’est qu’elle représente ce qu’on a pu faire de mieux dans un territoire donné. Elle présente un caractère monumental. Il est difficile de bâtir de grandes hauteurs avec un matériau aussi “faible” ; il faut avoir du courage et une connaissance bien solide. Ce sont des gens qui avaient confiance en leur matériau et en leur capacité à gérer ce matériau, sinon il n’auraient pas construit quatre ou cinq niveaux. Même avec le béton armé, au bout de cinq niveaux, on commence à se demander si le travail a été fait correctement. Donc ces gens avaient un savoir-faire sur le matériau terre. Imaginons que l’on prenne une Kasbah dans une région donnée et qu’on en fasse un centre de formation. Ce centre va drainer des apprenants, et grâce à ces apprenants, qui vont payer modiquement leur stage ou leur formation, on va restaurer ce même bâtiment. Au bout de deux, trois, ou quatre ans, ce bâtiment va devenir impeccable, et réellement stable dans le temps. Et par la même occasion, il sera la conservation de ce qui peut se faire de mieux dans cette région. Un bâtiment monumental contient forcément ce qu'il y a de mieux, car sinon, il n’aurait pas tenu dans le temps.
Si l’on reproduit cela sur plusieurs territoires, on aura de la conservation, de la transmission de savoir, et des projets qui n’ont pas besoin d’être financés surtout. Il suffit d’en faire un, puis les gens qui sont porteurs de ce genre de projet vont venir eux-mêmes vers cette dynamique. C’est du tourisme culturel, un tourisme de l’apprentissage. C’est un tourisme durable, de fait. C'est aussi un tourisme qui se base sur le respect du lieu. On ne vient pas séjourner pour chercher tel ou tel élément de confort, ou de luxe. Cela devient secondaire quand on vient pour apprendre. Ce qui est essentiel, c’est la ressource locale, humaine et matérielle. Ainsi, quand on vient vers ce genre de territoire, on vient dans le respect, on apporte quelque chose, et on repart avec un sentiment de gratitude. C’est un modèle de développement. Si, au contraire, on fait un projet touristique, en visant un retour sur investissement financier, ça ne peut plus réellement marcher, ou alors uniquement avec une clientèle très haut de gamme. Cela exclut les gens du plaisir qui peut être procuré par le fait de venir habiter dans des constructions minimales, finalement : c’est le minimum que l’on puisse faire pour l’être humain, que de bien le loger.
Un centre de formation de ce type-là, est une solution tout à fait réalisable et adaptée. Car, parlons franchement : aujourd'hui, si tu viens en disant “je veux faire de l’éco-construction”, tu vas te faire écraser par les lobbies des producteurs qui ont le monopole. (À titre d’exemple, un sac de ciment qui revient à moins de 20 dirhams, est vendu à 70). Si l’on choisit de faire un centre de formation aujourd'hui sur l’éco-construction, on risque d’avoir des réticences … Mais si l’on se place derrière le patrimoine, on ne peut rien nous reprocher. Donc c’est cette idée-là que je veux partager avec vous : faire un centre de formation patrimoine et éco-construction, mais d'abord patrimoine. Se “cacher” derrière le patrimoine est une bonne chose, parce que personne ne peut le remettre en cause en disant que cela n’existe pas, ou que ce n’est pas possible. Il existe, et nous avons besoin de le développer. Sa majesté le Roi a lancé plusieurs opérations de restauration des anciennes médinas, c'est-à-dire qu’il y a une réelle dynamique dans ce sens.
Si l’on veut faire un centre de formation, il faut des formateurs. Est-ce que tu penses qu’il y a suffisamment de personnes intéressées ?
Si on fait une annonce demain, on trouve facilement 30 personnes, notamment parmi les étudiants. J’ai déjà réalisé plusieurs workshops. Pour ces ateliers de formation, il n’y a plus de place, au bout d’une semaine. On est limité par la capacité d’accueil, pour loger les gens. Même dans les territoires éloignés, à deux ou trois heures de marche à pied, les étudiants viennent. Ça ne veut pas dire qu’ils payent des sommes énormes, mais étant donné que je ne me fais payer, - je fais cela de façon bénévole - il reste toujours de quoi organiser la formation. Les gens acceptent d’être logés et nourris de façon très modeste et c’est cela qui est génial. Ils ne viennent pas avec des exigences excessives en termes de confort d’hébergement. Ils payent 150 dirhams par jour, logés nourris (alors qu’un hôtel coûterait 400 à 500 dirhams). Dans ces 150 dirhams, je dégage la moitié pour les besoins du chantier. Il faut juste des grandes tentes CaÏdales, des sacs de couchage, et cela se passe dans une ambiance agréable. Ils ont soif de connaissance. Mais, du côté du formateur, il faut avoir un certain bagage. Pour ma part, l’expérience de l’enseignement en école d’architecture a été une chance extraordinaire. C'était inespéré. Cela m’a poussé à devoir transmettre toutes les connaissances que j’avais, à des étudiants de haut niveau. Ils avaient des questions extrêmement pertinentes. Pour être crédible, il m’a fallu construire un argumentaire solide, et être capable de répondre à leurs questions.
On voit aujourd’hui des jeunes avec une conscience environnementale, quels conseils peux-tu donner ?
Mon premier conseil, c’est qu’il faut se former. Mais avant cela, il faut savoir pourquoi on fait ce métier et avoir des arguments très forts. On ne se lance pas dans l’éco-construction avec une démarche hasardeuse. Ce n’est pas une option parmi les options, c'est la seule option. Quand on démarre avec cette conviction-là, on risque d’aller beaucoup plus loin. Dans tous les domaines où l’on essaye d’aller vers le propre, le durable, le vrai, il est évident qu’on rencontre des obstacles, sur le chemin. Donc, plus l’énergie de départ est forte, plus on arrivera à les dépasser. Il faut s’attendre à avoir des périodes de crise, des choses qui ne fonctionnent pas, etc. Il est essentiel de partir du principe que l’on fait cela, parce qu’on n’a pas le droit de faire autre chose. Est-ce qu’on a réellement le droit, aujourd'hui, pour gagner sa vie, de supprimer les chances de ceux qui viennent après nous ? On n’a pas le droit de faire cela, c’est clair, c’est criminel. Il faut appeler les choses comme elles sont. L’énergie de départ doit être forte.
Ensuite, il faut se former dans plusieurs domaines, y compris l'architecture et l'ingénierie. Il faut être “homme de l’art”. il faut descendre au niveau de la pratique de la construction car, pour comprendre quelque chose et la prescrire, pour pouvoir la diffuser, l’améliorer, il faut la toucher. Il faut avoir des connaissances théoriques et pratiques. Il ne faut pas se gêner, il faut aller chercher la science là où elle est, sans aucun état d’âme.
Il faut intégrer le fait qu’on n’a pas vraiment le choix. Qu’est-ce qu’a fait Tariq ibn Ziyad (11), lorsqu’il est parti conquérir l’Andalousie ? Il est arrivé avec 70 navires. Quand ils ont tous accosté sur la plage, il a mis le feu aux navires … “La mer est derrière toi. Maintenant, fais ton choix”. Ils n’avaient pas le choix … Il faut faire cela, il faut brûler les navires. Il n’y a que cela qui marche.
Figure 11. Entretien avec Oussama Moukmir, août 2021.
11. En 711, le général omeyyade Tariq ibn Ziyad débarque à Gibraltar1, dans la péninsule ibérique, à la tête d'une armée composée presque exclusivement de Berbères2. Il fait campagne plus au nord après avoir vaincu Rodéric à la bataille de Guadalete, après quoi il est renforcé par une armée arabe dirigée par Moussa ibn Noçaïr. En 717, la force combinée arabo-berbère franchit les Pyrénées, la Septimanie et la Provence (734)
Figure 12. Dessin représentant l'incendie des navires musulmans ordonné par Tariq ibn Ziyad pour empêcher les musulmans de se retirer de la lutte contre les Wisigoths, réalisé en 1964.
Propos recueillis par Atelier Géminé et Mamoun Kadiri en août 2021.
Retranscription et mise en forme : Antoine Basile.