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Fatima est spécialisée en architecture passive et outils de contrôle bioclimatique. Elle relève le défi que représente celui de travailler avec des contraintes climatiques, sociales et environnementales pour réaliser des projets durables. Elle conçoit en 2020 dans la province de Tata, un Centre infoénergie en terre crue et roseau.

Bonjour Fatima-Azzahra Bendahmane, peux-tu te présenter ?

 

Bonjour, je suis architecte spécialisée en architecture bioclimatique, ou ce que l’on appelle aujourd’hui l’architecture passive (1). C’est une perspective hybride entre l’architecture et la connaissance thermique du bâtiment rattaché à un environnement, à un climat, dont on essaie de tirer le meilleur.

 

Peux-tu présenter ton parcours ? Qu’est-ce qui t’a amené à faire cela aujourd’hui ?

 

Je suis diplômée de l’École Nationale d’Architecture (2). J’ai travaillé, après cela, chez un promoteur immobilier, où j’ai fait l’expérience des grands projets. Mais à un moment, je ressentais un manque, par rapport aux choses qui ont du sens en architecture. Car l’architecture, pour moi, est surtout une affaire de sens. C’est un métier où il y a beaucoup d'interactions humaines, chose qui manquait dans cette étape de mon expérience. Je sentais que j’avais besoin de plus.

 

Alors, je suis allée à Barcelone où j’ai fait ma spécialité à l’École Polytechnique de Catalogne (3). Cette période, où je suis restée quelque temps à Barcelone, a été un grand pivot dans ma vie d’architecte. Beaucoup de choses ont changé pour moi. Il y avait un certain nombre de choses que je faisais intuitivement, en tant qu’architecte, mais que cette formation m’a permis de rationaliser, d’exprimer à travers des arguments tangibles. Cela a renforcé ma conviction dans ma manière de travailler.

 

Aujourd'hui, je me définis en tant qu’architecte qui fait du bioclimatisme (4), mais je considère qu’il n’y a pas réellement de limites entre l’architecture et l’architecture bioclimatique. Pour moi, une architecture qui n’est pas rattachée à son environnement, est une architecture auquelle il manque un point de départ, un point d’ancrage. Cette formation m’a donc permis d’avoir les outils, pour mieux exprimer ce que je veux transmettre à travers mon métier. Elle m’a aussi permis d’être capable, lors de la conception, de construire une réflexion à travers quelques éléments, des inputs qu’on introduit dans les premières phases conceptuelles.

 

Je crois beaucoup à cette notion de spécialité, parce que le changement de perspective est quelque chose d’essentiel. Imaginez que vous avez des loupes, qui vous permettent à chaque fois d’observer une même question, par un angle différent. La réponse ne se trouve pas seulement dans l’un de ces regards, mais dans leur superposition. Tout ceci a fait que mon parcours s’est défini par lui-même, et je suis arrivée à exercer l’architecture de cette manière, naturellement.

Peux-tu nous définir ce qu’est l’architecture passive ?

 

Le terme “passif” désigne tous les éléments qui ne consomment pas d’énergie. L’architecture passive prend en compte tous les éléments dans la phase conceptuelle, pour aboutir à un bâtiment faible en consommation énergétique. Cela intègre une notion qui, selon moi, n’est pas assez considérée aujourd’hui : celle du confort.

 

Les principes de conception passive font en sorte que les composants habituels d’un bâtiment soient des éléments de performance. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je tiens un discours de ”l’architecture verte” qui ne suppose pas de surcoût. En effet, une brique, mal posée ou bien posée, coûte le même prix. Il s’agit de la poser correctement.

 

On se pose alors toutes les bonnes questions au bon moment, afin de rationaliser la démarche de conception. Comment positionner un bâtiment ? Comment l’ouvrir ? Comment dimensionner ses parois? Que reçoit ce bâtiment en termes d’énergie? Dans quel environnement se situe t-il ? Quelle est la direction des vents, l’humidité, la couverture nuageuse ? Poser ces questions revient à chercher la connaissance de l’environnement.

 

Lorsqu’on crée un bâtiment, on crée un contenant. Ce contenant a des murs et des façades, dont on essaie de faire des éléments de performance. On dessine alors les contours du bâtiment avant de dessiner le bâtiment. Idéalement, on va se tenir à des paramètres que l’on se fixe, au même titre que l’on respecte une réglementation urbaine. Toutes ces indications que nous donne le climat, sont alors posées comme des contraintes qui sont tout aussi importantes qu’un programme, un budget, une vision de l’architecte ou du commanditaire. On donne sa place au climat, parce que c’est à partir de là qu'on pourra dessiner les stratégies passives, celles qui ne consomment pas d’énergie.

 

En complément à cela, il y a la partie active, qui vient par la suite, et qui dépendra notamment du budget dont on dispose. De toute façon, lorsqu’on fait du passif, on arrive à optimiser aussi la partie active. Par exemple, lorsqu’on réduit la charge énergétique d’un bâtiment, il n’a plus besoin du même nombre de panneaux solaires. Pour moi, un panneau solaire n’est pas une solution en soi, c’est une source d’énergie, on choisit de l’utiliser quand c’est avantageux ou quand on a une vision derrière, qui dépend de plusieurs autres paramètres. Ce n’est pas cela qui fait qu’un bâtiment est passif ou “vert”.

 

Où en sommes-nous, au Maroc, sur l’architecture passive ? As-tu été l’une des premières à proposer cela ?

 

Je n’ai pas la prétention de dire que j’ai été la première à proposer cela. Je pense que nous avons une méthodologie qui est particulière. La méthodologie avec laquelle je travaille est particulière parce que j’ai pris des notions qui sont applicables partout, et je les ai contextualisées, par rapport au Maroc. Que pouvons-nous faire au Maroc ? avec quelles ressources disponibles, quels matériaux, quelle présence ? On peut dire que la méthodologie qui consiste à intégrer tous ces paramètres depuis la conception et de placer des limites, présente quelques aspects nouveaux, par rapport à la manière avec laquelle on conçoit les bâtiments généralement.

 

As-tu déjà eu recours au matériau de la terre ? Pourquoi et comment ?

 

J’ai déjà eu à construire en terre dans un projet récent. J’ai livré il y a moins d’une année le premier bâtiment CIE (5) (Centre d’Information en Énergie) qui a été fait en collaboration avec la région de Tata (6) et la GIZ (7), la coopération allemande. C’est un projet qui a été assez particulier dans la démarche, parce qu’il impliquait plusieurs parties, dont la société civile. Ce projet a été réalisé à 100% en terre. Mais le choix de la terre ne s’est pas fait de façon arbitraire.

1. Le concept du bâtiment passif est que la chaleur dégagée à l’intérieur de la construction (êtres vivants, appareils électriques) et celle apportée par l’extérieur (ensoleillement) suffisent à répondre aux besoins de chauffage.

4.  La conception bioclimatique consiste à profiter au maximum de l'environnement direct de l'habitat pour le confort des habitants : en hiver se protéger du froid et garder la fraîcheur l'été.

5. Centre d'information sur les énergies, province de Tata.

6. Tata est une ville située au sud-est du Maroc, capitale de la Province de Tata. Elle abrite une population de 18 611 personnes (d’après un recensement de 2014).

7. La GIZ (Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit) est une Agence de coopération internationale allemande. Au Maroc, la GIZ opère depuis 1975 pour le compte du ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du développement (BMZ), et pour le compte d’autres commettants.

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En réalité, il existe au Maroc une ingénierie intuitive, un savoir-faire énorme. On ne peut pas venir et dire qu’on a inventé les choses. Mais on peut en refaire une lecture, ce qui est différent. On refait une lecture parce que la plupart des solutions existent déjà dans la nature, ou existent à travers un savoir-faire, une communauté qui a déjà exploré, exploité les choses. Je suis fascinée de voir qu’avec l’observation, on arrive à démontrer scientifiquement la pertinence de l’usage du matériau terre. Par exemple, à travers une simulation, par un logiciel de météo superposé sur cinq ou six autres logiciels, on arrive scientifiquement au résultat que la terre est le meilleur matériau qui s'adapte à un climat comme celui de Tata. Et puis, lorsqu’on va sur le site, on constate que le matériau avec lequel a été construite cette ville à la base, est la terre.

On voit que les anciennes Kasbahs (8) et Ksours (9) sont faits de terre. Alors, on se dit que là il y a une correspondance qu’on ne peut pas ignorer. L’expérimentation a probablement fait qu’on est arrivé à des épaisseurs particulières, dans le matériau. C’est un matériau qui existait sur place, alors on a voulu tester ce matériau. Il y a aussi de la pierre, à côté. Finalement, ces années et ces siècles de tests, sont la matérialisation d’une science, parce que ce sont des expérimentations permanentes. Si on a appris à placer les villages en hauteur, c’est parce qu’on a observé que le cours de la rivière pouvait changer d’une année à l’autre. Si on a mis des soubassements en pierre, c’est parce qu’on avait remarqué des choses, et ainsi de suite.

 

C’est une satisfaction de voir que tout cela correspond avec l’approche que nous avons adoptée. C’est par ce raisonnement-là que j’ai choisi de construire avec la terre. Je ne suis pas forcément spécialiste de la terre. Je l’aime de cœur et c’est un matériau qui est tellement performant, qu’on ne peut pas l’ignorer. C’est d’autant plus vrai aujourd'hui, alors qu’on a des moyens de prouver, de tester, d’améliorer des procédés de fabrication. Aujourd’hui, ignorer ce matériau serait contre-productif. Ce serait un contresens.

 

Pour ce projet à Tata, nous avons fait une analyse comparative entre les matériaux qui a démontré que pour une épaisseur optimale, le matériau optimal était la terre. En comparaison avec une façade ventilée avec briques de terre, ou du bois, du béton, de la pierre, etc. ou … Nous avons fait plusieurs échantillons comparatifs, et c’est le matériau qui est sorti gagnant. Sachant que nous nous tenons aux résultats de cette analyse, il fallait construire avec. Toute cette synergie qui était autour du projet, nous a accompagnés, d’autant plus que le projet se voulait être un bâtiment leader pour les CIE du Maroc. Il y aura toute une série de bâtiments CIE, dans l’avenir. Il fallait aussi que l’empreinte carbone soit faible. C’est un matériau que l’on puise sur place, que l’on travaille sur place, sans aucune énergie grise (10) dans la fabrication. Lorsqu’on parle d’empreinte carbone, on parle d'efficacité énergétique. Pour moi, ce n’est pas lié à un seul objet. C’est un processus. Cette efficacité énergétique est liée aussi à la main d'œuvre qui est locale, qui pourra reproduire ces aspects ou cette méthodologie qu’on a eu à utiliser dans d’autres matériaux. Cela aussi fait partie intégrante de cette grande boucle. La terre devient un matériau dont les bienfaits dépassent le simple objectif de construire un bâtiment.

Figure 1:. Projet CIE, province de Tata

8.  Une kasbah ou tighremt ou encore agadir (en berbère : ⵜⵉⵖⵔⵎⵜ tiɣremt, en arabe : قصبة qasaba, en, variantes : casbah, qasaba) est une citadelle d'architecture berbère originaire des pays d'Afrique du Nord, telles la casbah d'Alger, kasbah des Oudayas à Rabat, ou la kasbah de Tunis, qui étaient à l'origine des fortifications militaires.  Par extension, le mot désigne également le cœur historique – fortifié ou non - d'une ville d'Afrique du Nord. Dans cette seconde acception, le mot est plus ou moins synonyme de « médina ».

9. Un ksar, ou ighrem, au pluriel respectivement ksour, et igherman, est un village fortifié d'architecture berbère que l'on trouve en Afrique du Nord.

10. L'énergie grise regroupe toutes celles dépensées et consommées pour créer le produit, l'emballer, le transporter vers les sites de distribution, le stocker, le distribuer, le vendre, l'utiliser, l'entretenir, puis le recycler lorsqu'il est en fin de vie.

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En fait, la démarche scientifique que vous avez menée a confirmé en quelque sorte le bon sens qu’avaient les gens depuis plusieurs siècles, d’utiliser ce matériau.

 

Bien sûr, parce qu’il y a des climats pour lesquels on arrive à déterminer le bon matériau qu’il faut choisir, lorsqu’on fait la lecture du profil climatique. En ce sens, le choix du matériau implique d’abord le choix d’une “famille” de matériaux. Est-ce qu’il faut isoler, ou est-ce qu’il faut de l’inertie ? Ce sont deux conceptions complètement différentes. Lorsqu’il faut de l’isolant, que faut-il que cet isolant apporte ? Quelles sont ses caractéristiques ? Et lorsqu’il faut de l’inertie, pourquoi est-ce qu’on la choisit ? Quel retard thermique cela va nous permettre d’avoir ?

 

En fonction de tout cela, on commence à dimensionner, puis on déroule : on choisit le matériau, puis les épaisseurs, puis on détermine où il faut le placer, et où il ne le faut pas, … Parfois, toutes les façades n’ont pas besoin d’un mur en terre qui fait 40 cm. Il y a une grande variété de cas de figure. Un bâtiment rattaché à un environnement a des réceptions solaires différentes. Certains bâtiments peuvent ne comporter qu’un seul volume. D’autres, au contraire, peuvent être compartimentés. De nombreux paramètres doivent être pris en compte. Le matériau n’est que l’un d’entre eux. Mais, il apporte pratiquement 50% ou 40% de la réponse en termes d’efficacité énergétique, ou de consommation énergétique d’un bâtiment. Les autres 50% sont les autres paramètres, à savoir le climat, l’orientation, etc. Le matériau n’apporte pas la réponse complète, mais il constitue une très grande partie dans l’objectif final en termes de confort et de réduction d’empreinte carbone.

 

Quelle technique de terre avez-vous utilisée dans ce projet à Tata ?

 

Nous avons utilisé le pisé préfabriqué sur site, et le bloc de terre comprimé pour les cloisons intérieures.

 

Dans les analyses comparatives que vous faites, est-ce que vous précisez le choix de ces techniques-là en particulier de la terre ?

 

Non, pas spécialement, parce qu’en fait, nous choisissons une épaisseur et le matériau. Lorsqu’on se rend compte qu'avec l’épaisseur du matériau on arrive à une épaisseur suffisante pour que le mur devienne porteur, il s’agit d’une optimisation. C’est un matériau qui nous sert thermiquement, qui est puisé sur place, et qui, en même temps, peut être un matériau porteur. Ainsi, le bâtiment de Tata ne possède pas une structure mixte : c’est un bâtiment qui est structurellement porté par la pierre et la terre, sans béton armé. Le choix de la pierre résulte aussi d’une analyse, parce qu’on a un Rez-de-jardin.

 

J’aime beaucoup quand toutes ces choses fonctionnent ensemble pour donner un bâtiment parce que ça fait des expériences singulières en termes de conception. C’est ainsi que l’on découvre les bonus, les avantages du matériau. Nous avons choisi le pisé, mais nous aurions pu faire un remplissage en BTC  (11), avec une structure béton. Pour moi il n’y a pas de limite à l’usage. Il ne faut pas se poser des contraintes qui n’existent pas réellement. La terre n’est pas seulement performante si on l’utilise en pisé. Elle est performante à une certaine épaisseur, quand il y a rupture de ponts thermiques, une bonne étanchéité à l’air, et une certaine densité.

 

C’est pour cela que je considère que nous sommes en train de revenir à un matériau, mais que nous ne faisons pas de l’architecture traditionnelle. On a l’habitude d’associer la terre avec une image du bâtiment traditionnel, et cela contribue peut-être au rejet du matériau dans l’imaginaire collectif. Ce n’est pas du tout le cas, en réalité : nous utilisons un matériau. La technique, c'est autre chose. Quand on fait un chantier il faut qu’il soit fait dans les règles de l’art, avec la présence des hommes d’art nécessaire pour la réussite du chantier, au niveau de la réglementation, de la sécurité et tout ce qui s’ensuit. Cela ne se fait pas de façon informelle. On va avoir un laboratoire qui va nous accompagner tout le long pour la stabilité, l’écrasement du bloc, enfin beaucoup de choses. On cherche à maîtriser la construction. Nous voulons que l’expérience, en tous cas de ce bâtiment, soit duplicable. Pour cela, il faut penser quelles sont les contraintes, qu’est-ce qui fait éventuellement la difficulté de trouver un bureau d’études, un bureau de contrôle, un laboratoire, etc.

 

Aujourd’hui au Maroc, cela peut être difficile de trouver un bureau d’étude, un bureau de contrôle, et un laboratoire qui soient compétents pour réaliser un projet en terre porteuse sans béton armé ? Est-ce que vous avez créé ce contexte-là pour ce projet ?

 

Oui, tout à fait. Parce que le métier a ses règles, et on ne peut pas dire qu’on veut faire de l’exception. Cela peut être bien de faire un projet qui soit une “exception”, par exemple une maison unifamiliale dans un site lointain, où le client veut faire de l’autoconstruction, il y a d’ailleurs un règlement qui peut lui permettre de le faire correctement. Mais ce sera toujours des prototypes. Et ce n'est pas l’objectif. On veut que ça soit duplicable.

 

Il ne faut pas se créer des limites en pensant qu’on ne trouvera pas de bureau d’études ou de bureau de contrôle. Dans un projet en promotion immobilière, comment voulez-vous convaincre un promoteur qui est à la recherche de la rapidité du rendement, de choisir ce matériau, si vous érigez cela comme une limite? Même s’il est vrai qu’il n’y en a pas beaucoup, il y a des bureaux d’études qui sont capables de faire la transition, et d’assurer le calcul du mur porteur en terre. Le bureau de contrôle a testé la validité de ces études, et un laboratoire nous a accompagné pour trouver à chaque fois les mélanges qu’il fallait faire, parce que nous avons pris une terre qui venait du site même. Il a fallu corriger cette terre, parfois. Il faut savoir où l’on va. C’est important parce que ce sont des outils invisibles, en quelque sorte, qui permettent au bâtiment de devenir visible. On ne peut pas faire sans.

 

Le bureau d’étude et le bureau de contrôle avec qui vous avez travaillé pour ce projet, avaient-ils déjà une expérience précédente, sur le matériau terre ?

 

Ce bureau d’étude avait déjà travaillé avec la terre en mur porteur. Je ne saurais pas dire si c’était le cas pour le bureau de contrôle également. Mais après eux, on a deux hommes de l’art qui vont se tester, poser les bonnes questions. Ensuite, lorsque les réponses sont au bon endroit, cela fonctionne.

 

En tous cas, ils devaient être assez ouverts pour se lancer dans ce défi.

 

Oui, et cela est formidable, parce qu’il faut plus que la volonté du concepteur ou du maître d’ouvrage, pour arriver à réaliser ces bâtiments, même si c’est le point de départ. Si l’un et l’autre n’ont pas cette volonté, le reste ne va pas suivre. Là-dessus, je considère que l’architecte, ainsi que le commanditaire, ont vraiment un rôle important lorsqu'ils expriment le besoin du confort. Et pense qu’on n’exprime pas assez le besoin du confort.

 

En sachant que les bureaux d’études sont généralement formés uniquement au béton armé, il y a une difficulté à changer de méthode pour faire des calculs de structure en mur porteur … En fait, il faut trouver des ingénieurs ouverts à l’idée de se lancer dans une nouvelle recherche.

 

Tout à fait. Oui, je veux bien, mais à partir du moment où on va avoir une demande assez conséquente sur le marché, je pense que la transition se fera naturellement. En Espagne, cela se fait déjà. On ne se pose plus la question de savoir si la terre est un matériau auquel on peut faire confiance. Il ne s’agit pas de faire confiance à un matériau, mais à une technique, à la mise en fabrication, au procédé. Et là il faut qu’il y ait des techniciens qui permettent que ces matériaux voient le jour dans d’autres formes.

 

Par ailleurs, s’il y a un doute sur la stabilité, je pense qu’il n’y a personne qui ne connaît pas le patrimoine en terre qui existe depuis plusieurs siècles, un peu partout dans le monde, pas uniquement au Maroc. Nous avons un héritage qui parle de lui-même. Et je pense qu’on ne peut pas simplement l'ignorer, ou se contenter de dire  qu’il n'existe pas. On critique parfois aussi le fait qu’il a besoin d’entretien. Mais citez-moi un bâtiment qui n’a pas besoin d’entretien. Pour un bâtiment conventionnel, on refait sa peinture régulièrement, par exemple. Ces critiques que l’on entend parfois sont insignifiantes par rapport aux avantages que l’on peut tirer du matériau. Par ailleurs, je pense que le fait de formaliser le problème, constitue le début de la solution. Je préfère qu’on me dise “je ne veux plus refaire d’entretien, pendant cinq ans”. Très bien, dans ce cas nous allons doser ou préparer l’envie du client de telle manière à remplir cette condition. On ne va pas dire que les façades vont de toute façon s’effriter… Non, ce n’est pas vrai. Cela dépend aussi de plusieurs composantes, propres à chaque projet. En général, c’est une conjugaison entre plusieurs contraintes et on arrive à la version du compromis. Un bâtiment n’est jamais parfait, il est fait de compromis, à l'image d’une relation humaine. On essaie de trouver la limite à laquelle on peut arriver, en poussant tous les paramètres vers le maximum. Bien évidemment, Il faut qu’il y ait un but, une intention de départ. Nous disposons d'un savoir-faire, d'une main d'œuvre qualifiée, etc. Tout ceci fait que nous pourrons arriver à des bâtiments qui durent dans le temps, qui ont moins besoin d’entretien.

Figure 2:. Projet CIE, province de Tata

11. Brique de terre crue comprimée

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Qu’est-ce que cela évoque pour toi, la terre, en tant que matériau de construction ?

 

Pour répondre à cette question, je voudrais évoquer deux points de vue différents : celui du concepteur, et celui du consommateur de l’espace.

 

En tant qu’utilisateur, comme tout le monde, quand je rentre dans un bâtiment en terre, je retrouve toutes les promesses faites par le matériau, ressenties au niveau sensoriel. C’est pour cela que je suis très sereine à l’idée de prescrire le matériau de la terre. On retrouve encore une fois cette correspondance entre, d’une part, la méthode rationnelle qui nous fait arriver à un matériau auquel on peut faire confiance à plusieurs niveaux, et, d’autre part, le sentiment qu’on ressent lorsqu’on rentre dans des bâtiments en terre. En tant que marocains, nous avons pratiquement tous eu l’expérience du riad (12), où l’on s’aperçoit qu’il fait frais à l’intérieur, alors qu’il fait très chaud à l’extérieur. Ce confort à la fois sonore et  visuel de la matière, peuvent être traités de plusieurs manières. Je trouve cela fascinant.

 

En tant que concepteur, je trouve que le bâtiment en terre répond à toutes les promesses, à tous les niveaux. Lorsqu’on s’attend à un déphasage thermique, on le retrouve, de fait. Lorsqu’on s’attend à ce que ce soit un matériau facile à exploiter, c’est le cas également. À cet égard, j’ai exploré cette facilité d’exploiter le matériau, lorsque j'accompagnais une équipe lors du Solar Décathlon (13), c’est-à-dire hors du circuit d’un chantier normal avec toutes les procédures. D’ailleurs, plusieurs équipes ont utilisé ce matériau et ont pu livrer un bâtiment en moins de deux mois. On se demande où est cette contrainte de temps, finalement ? Lorsqu’on dote le chantier des mêmes capacités qu’un chantier “normal” en béton, cela va très rapidement. Et je pense que c’est un matériau qui a plusieurs nuances, et plusieurs usages possibles. On peut l’utiliser dans les sols, il fonctionne aussi comme une base de stockage d’énergie, si on le veut. Il faut simplement qu’il opère avec l’élément du vitrage, et doit être orienté convenablement. C’est un matériau multiple. Je ne le vois pas uniquement dans les murs, en pisé, ou en briques. Il y a plusieurs manières différentes de le voir, selon l’intention de départ. On arrête d'abord l’intention, puis on voit ensuite le résultat. Je pense que, dans toutes ces manières de faire, c’est un matériau qui offre des résultats à la hauteur de la promesse.

 

La terre est un matériau qui a plusieurs possibilités, beaucoup d’avenir. Il faut vraiment qu’on l’explore, parce qu’aujourd’hui il n’est pas exploité à sa juste valeur.

 

Est-ce que la terre peut être un matériau du XXIème siècle ?

 

Absolument. À partir du moment où l’on dissocie “matériau” et “procédé de construction”, il devient un matériau de tous les siècles. Parce qu’un matériau, par définition, ne peut être ancien, ni moderne, ni traditionnel, ni contemporain. Les techniques le sont, et il faut que les techniques soient mises à jour régulièrement.

 

Comme je l’ai dit précédemment, on définit d’abord le problème, puis on y apporte la solution. Quel est le problème : la mise en œuvre ? La lenteur ? La saison des pluies ? Ensuite, on identifie une réponse à chacune de ces questions. Je pense que la technicité aujourd’hui peut atteindre des niveaux très poussés. C’est un matériau largement exploité en Australie, au Canada, en Allemagne, par exemple. On arrive à faire des murs en pisé à des épaisseurs exceptionnelles. Ainsi, je pense que la limite n’est pas de se demander si la terre est un matériau du XXIème siècle, mais si on a la technicité, ou plutôt la volonté de développer la technicité qui permettra au matériau de devenir un matériau du XXIème siècle. La terre est intemporelle, elle a existé bien avant nous, et existera bien après nous.

 

Nous avons fait un itinéraire au Maroc où nous avons répertorié des projets contemporains en terre. Mais nous avons constaté que la plupart des projets sont en milieu rural, à l’exception d’une seule maison à Casablanca qui est en terre. Est-ce que la terre a sa place en milieu urbain ?

 

Absolument. Encore une fois, d’autres éléments doivent être pris en compte. La terre peut réguler sa teneur en eau, ainsi que l’humidité dans un intérieur. Toutes les villes côtières ont besoin de cet aspect-là, par exemple. Moi je comprends très bien qu’il y ait des réticences, parce que ce sont des volontés aussi. Le béton est aussi un matériau formidable, je ne vais pas dire le contraire. Mais les hybridations sont nécessaires. On peut utiliser la terre en remplissage, plutôt que de faire de la brique en terre cuite, on peut travailler avec une brique en BTC en milieu urbain. Le remplissage des parois permet d’avoir un confort facile à atteindre, vis-à-vis du climat. On peut imaginer vivre dans une maison où l’on n’a jamais recours au chauffage ou à la climatisation. Jamais. L’aspect sanitaire est tout aussi important. C’est pour cela que je vous dis que le confort n’est pas assez regardé, n’est pas assez demandé.

 

C’est facile à mettre en place parce qu'aujourd'hui on peut faire de l’industrialisation. Cela se fait à petite échelle, parce que la demande n’est pas assez importante. Mais on n’est pas obligé de fabriquer le BTC sur place, on peut le commander, et le recevoir, au même titre qu’un autre matériau. Je ne comprends pas pourquoi on ne fait pas cette transition. Actuellement, je fais une villa à Bouskoura (14), et on va utiliser le BTC en remplissage, avec une structure poteaux poutre, conventionnelle, avec de grandes baies vitrées. On a ainsi un bâtiment à l’apparence tout à fait moderne. À première vue, on ne croirait pas que l’on puisse choisir de le faire en terre. Mais ça a aussi été lié à une demande de confort, une notion qui apparaît peu à peu dans les consciences. On veut être confortable dans un chez-soi, à prix raisonnable. Dans les bâtiments modernes, avec un remplissage de mur en terre, on remplit les deux conditions. De cette façon, on ne prend pas trop de risques, et on sait que les bureaux d’études et les bureaux de contrôle sont présents.

 

On fait cela également à Settat (15), dans des villas modernes. Il est vrai que la tendance, aujourd'hui, est plutôt celle de la maison secondaire. Je trouve essentiellement que c’est une question d’image qui limite un peu la perception de la terre utilisée dans les milieux urbains, parce qu’on la voit différemment. Je suis sûre que si on commence à faire un visuel, cela peut changer très rapidement. Aujourd’hui, tout le monde “fonctionne” à la vitesse de l’image. On voit, on aime, puis on adhère. Et je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’images de terre moderne, en procédé, qui permettraient de l’associer à une image nouvelle. Par exemple, on peut tout à fait réaliser un mur en pisé entièrement préfabriqué, que l’on va soulever et poser là où il le faut, avec une réduction de temps exceptionnelle, en obtenant une capacité thermique exceptionnelle, la stabilité, et tout ce qui s’ensuit. Si on l’associe avec cette image, cela va devenir quelque chose de plus en plus présent.

Figure 3:. Chantier Projet CIE, province de Tata

12. Un riad est une demeure urbaine traditionnelle diffusée au Maroc, et en Al-Andalus disposant d'un patio central ou d'un jardin intérieur. Elles se situent le plus souvent dans les médinas (centres historiques) des villes.

13. Le Solar Decathlon, créé à l'initiative du département de l'Énergie des États-Unis, est une compétition biennale internationale d'architecture, de design, d'urbanisme et d'ingénierie ouverte à des équipes universitaires pluridisciplinaires. Elle récompense la meilleure réalisation de maison solaire évaluée au cours d'une dizaine d'épreuves.

14. Bouskoura est une commune du Maroc située à une vingtaine de kilomètres au sud de Casablanca, dans la province de Nouaceur. Elle est appelé ainsi en raison de sa proximité avec la forêt de Bouskoura, qui attire un grand nombre des Casablancais, les week-ends et les jours fériés

15. Settat (en arabe : سطات ; en berbère : ⵙⵟⴰⵜ) est une ville du Maroc située dans la région Casablanca-Settat, chef-lieu de la province de Settat .

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Si l’on veut s’affranchir du béton armé, y a-t-il une possibilité de faire rentrer la terre dans la ville, en tant que matériau porteur ?

 

De mon point de vue, je dirais oui, surtout dans les maisons individuelles qui sont en Rez-de-Chaussée, ou en R+1. Mais il faut qu’il y ait la demande. Il ne faut pas qu’il y ait une réticence de la part du maître d’ouvrage. Il ne faut pas qu’il y ait cette peur. Il faut aussi qu’il y ait des ingénieurs capables d’accompagner la construction. Il faut qu’il y ait plusieurs bureaux d’études, pour répondre à une demande importante. Sinon, ce sera une contrainte significative. Imaginez que lorsqu’une personne veut faire son chez-soi, elle a déjà un bon nombre d’appréhensions, et d’attentes. Je ne pense pas qu’elle veut qu’on lui ajoute la complexité liée à la difficulté de trouver le bureau d’études et le bureau de contrôle. Ou alors, il faudrait que ce client vienne d’un environnement qui est assez informé, et je pense que là il y a aussi un effort à faire, au niveau de l’information. Il faut informer, il faut démocratiser ces concepts pour qu’ils soient adoptables par tout le monde, et qu’on puisse les retransmettre. Si on ne l’intériorise pas, on ne pourra pas le demander. C’est une boucle, il faut commencer à un point pour que le reste puisse suivre. Autrement, ce sera toujours incomplet.

 

Il faut aussi qu’il y ait un pouvoir de suggestion. C’est pour cela qu’à la base, c’est le commanditaire et l’architecte qui ont un rôle déterminant. Le maître d’ouvrage et le maître d'œuvre, celui qui va créer et celui qui va formuler l’intention : les deux sont le point de départ. Je pense que les architectes devraient suggérer plus. Lorsqu'on suggère avec assurance, parce qu’on sait, et qu’on connaît, le client en général, suit, parce qu’il nous fait confiance. Il ne faut pas que la boucle soit interrompue à un moment où l’architecte n’arrive plus à gérer. Quoi qu’il en soit, il y a une réglementation, il faut que tout soit respecté.

 

De mon point de vue, le point de départ consiste à informer, expliquer, se former continuellement. Il y a toujours de la nouveauté, il faut être au courant de la nouveauté pour pouvoir la proposer. On ne peut pas se mettre dans une position de sachant, si l’on ne met pas à jour ses connaissances. Il faut être capable de faire les transitions nécessaires à tout moment de sa carrière. On change et on apprend, continuellement. De cette manière, on prend plus de confiance dans ce que l’on fait. En effet, le devoir de conseil est lourd de responsabilités. Il faut être bien outillé, pour pouvoir proposer et être à la hauteur de cette proposition. Aujourd’hui, si je propose un bâtiment en terre c’est que je sais suffisamment pour le faire. Mais je considère toujours que je ne sais pas assez, parce que j’aimerais toujours en savoir plus. La connaissance se développe avec la pratique, lorsque la demande est formulée.

 

Lorsque l’architecte et le commanditaire souhaitent construire en terre, il y a malgré tout, un écosystème de gens à convaincre potentiellement, ou à amener petit-à-petit, à accepter cette idée. Selon ton expérience, quelle est la pédagogie à adopter, comment réussir à convaincre ces gens, à les mettre en confiance par rapport à ce matériau ?

 

C’est une question difficile. On l’a peut être abordé précédemment, mais je pense que tout vient avec l’image. L’image est primordiale. Il faut la changer, la renouveler. Il faut trouver ces personnes qui savent déjà ou qui orbitent autour de la construction en terre, et que ces personnes se retrouvent peut-être plus souvent, fassent de la transmission envers d’autres, et expliquent les démarches, les difficultés. Il faut vraiment informer cet écosystème. Il faut aussi faire un apprentissage qui vient du terrain. Les entreprises locales ont un savoir-faire important. L’idée serait de faire un croisement, une rencontre entre les résultats d’analyses scientifiques (de laboratoires notamment), et le retour sur expérience de cette main-d'œuvre qui a été toujours là, qui a construit en partie un Maroc d’un certain temps, et qui continue à le construire. Nous avons besoin de prendre cette expertise, la combiner avec la vision d’améliorer les techniques et les procédés, et voir quelles sont les limites.

 

Je pense que plus on s’y intéresse et on observe, plus on recueille d’informations, qu’on transmettra à d’autres personnes, par exemple à travers les enseignements dans les écoles d’architecture. La terre est généralement associée au patrimoine, mais on pourrait très bien l’enseigner aussi dans les écoles d’architecture. Par exemple, il y a un exercice très courant pour les étudiants, qui consiste à choisir une maison d'architecte pour l’analyser. On pourrait choisir une maison d’architecte en terre, et on verrait qu’il y a des maisons en terre modernes et exceptionnelles, au Mexique, aux États-Unis, au Canada, en Australie, au Maroc, en Allemagne. On pourrait faire un comparatif et une analyse critique entre les techniques, non pas le matériau, parce que la technique fait que le matériau a une image différente à chaque fois dans ces endroits.

 

Il faut qu’il y ait des laboratoires de recherche, des essais, des structures qui permettent la préfabrication du matériau, il faut créer la “banque” du matériau. Comme ça, on ne se posera plus la question de savoir si le processus du projet sera trop laborieux, à cause du choix du matériau terre. Aujourd’hui je comprends très bien qu’un architecte puisse penser qu’il souffrirait à cause de cela. C’est clair, c’est même légitime. On ne peut pas dire qu’il aurait tort. Mais il n’aurait pas raison, non plus.

 

Les clients doivent également s'informer. Mais il me semble qu’ils ne s’informent qu’à travers la pratique et l’expérience vécue. Je pense que c’est la méthode la plus efficace et saine, parce qu’on ne peut pas forcer le changement. On ne peut qu’inciter au changement, mais il faut inciter avec les bons moyens, ceux qui sont irréfutables. On ne peut pas demander aux gens de revenir en arrière, de croire au traditionnel, d’autant plus que nous sommes aujourd’hui dans une ère “digitale”, où tout va très vite. Mais on peut leur demander de croire au futur, et ce futur doit avoir les paramètres qui lui sont propres. Nous avons la nécessité de changer de récit.

 

Pour ma part, quand bien même j’aime l’architecture en terre, je n’ai jamais dit à quelqu’un de construire en terre parce que c’est un matériau que j’aime. Lorsqu’on démarre par une méthode scientifique, on regarde, avec le client, les données sous forme de graphiques, par exemple, puis on va en tirer les conclusions qui s’imposent par elles-mêmes. Si on est assez cohérent, on va choisir la terre, naturellement. On n’a pas eu à débattre longuement, ou à chercher à se convaincre. C’est pour cette raison que j’aime adopter cette approche particulière par rapport à la terre. Je la choisis parce que c’est ce qui vous permet de vivre mieux. 

 

Imaginez lorsqu’on s’adresse à des personnes qui sont elles-mêmes les gestionnaires de leur bâtiment. Il ne s’agit plus de la facture énergétique de l’habitat qui est une facture limitée à une famille, mais d’un hôtel, d’une école, d’une clinique, etc. Dans les deux tiers du Maroc pratiquement, où la terre, ou plus généralement l’inertie, serait le choix logique, résultant d’une étude, je n’aurais pas besoin de convaincre davantage. Où trouve-t-on de l’inertie, au même prix qu’un bâtiment normal ? Si certains peuvent penser, ou prétendre que la terre coûte plus cher. Non, cela ne coûte pas plus cher. Je le dis parce que j’ai travaillé sur ce bâtiment que j’ai livré dans une région, Tata, où il y a très peu de moyens, dans le sens où il n’y a pas l’industrialisation de l’axe actif du Maroc. Pourtant, nous en sommes sortis avec un prix qui est légèrement moins cher qu’un bâtiment conventionnel. C’est une réalité. Et on pourrait faire encore moins cher, si on avait la technicité qui l’accompagne.

 

Si on veut étendre la question : essentiellement, l’architecture est faite pour qui ? L’architecture n’est pas censée être élitiste. L’architecture est un besoin. Vivre bien est un besoin. Vivre dans des espaces qui ne consomment pas d’énergie, c’est un droit, à la limite. Dès lors, il faut qu’on puisse donner cette offre de confort à tout le monde, pas uniquement au bâtiment “vert”, élitiste, suréquipé. Tout le monde devrait pouvoir vivre dans des bâtiments confortables, modernes, bien dessinés, bien réfléchis, esthétiquement. Nous n’avons pas à choisir entre le confort et l’esthétique. Parfois, on pourrait croire qu'un bâtiment qui va utiliser ce matériau doit avoir des limites sur d’autres aspects. Ce n’est pas vrai, et c’est là où les architectes doivent se challenger.

 

Si la conception est bien étudiée, elle va améliorer aussi le côté visuel, esthétique. Parfois, j’ai des gestes de façades que j'arrive seule à apprécier. Par exemple, je sais que, des fois, j’ai dépassé un certain pourcentage d’ouvertures sur la façade Est, et qu’il nous faut basculer cette façade en ouvertures vers le Sud, et cela donne un geste de façade qui est tellement beau, et rationalisé. C’est-à-dire que l’esthétique est tout à fait compatible avec la démarche de rationaliser autour d’un bâtiment que ce soit un matériau, une ouverture, ou un sens d’orientation. C’est ce qui fait qu’avec la même démarche, on arrive à des bâtiments complètement différents. Il y a une unité dans le processus de conception, qui nous apporte une diversité et une différence dans le résultat. 

 

Par ailleurs, je dis que la terre n’est pas pour tous les sites, géographiquement. Elle pourrait marcher à un certain niveau sur certaines zones, mais elle pourrait avoir des limites dans d’autres zones, là où d’autres matériaux, ou compositions de murs, seraient plus performantes. Il faut préciser cela aussi, car on lui donne ainsi plus de crédibilité. On n’est pas en train de la limiter, on est en train de lui donner plus de force, dans les zones où elle fonctionnerait mieux, lorsqu’on met ce ”paramètre”. En tous les cas, dans toutes les zones où il y a très peu de matière, d’infrastructures, de zones qui sont reculées, c’est généralement le matériau qu’on retrouve sur place. On peut aussi descendre à cette échelle et poser la question : comment peut-on, avec un fouloir pneumatique et un moule, obtenir un bâtiment performant ? On pourrait très bien combiner cette démarche avec une initiative de l’INDH (16), par exemple, et doter les gens de fouloirs pneumatiques. Ainsi, vous créez du métier, de la diversité locale, de la construction. Parce que si tout le monde est outillé, la banque de matériaux dont on parlait devient facile d’accès. Avec une petite formation en plus, parce qu’on va intéresser les gens, et cela va devenir un moyen d’inclusion financière, alors oui, ils seront intéressés. On est en train de créer un métier, de faire cette passation et cette jonction entre un savoir-faire local et un apport de technicité. En effet, le savoir-faire est présent à travers les régions, mais il faut leur apporter autre chose, notamment la technicité. Et vous allez trouver que dans toutes les régions, on peut avoir une main d'œuvre qui deviendra spécialisée, assez rapidement.

 

De plus, il n’y a pas que l’aspect du temps, et de la rapidité d’exécution. De mon point de vue, je vois, encore une fois, tout un ensemble de “paramètres cachés”. Tout d’abord, la densité de la matière fait que, thermiquement, elle fonctionne mieux. Or la densité vient aussi avec le compactage : il faut que la terre soit vraiment bien compactée. Plus le matériau est compacté, mieux il résistera aux intempéries. Et ainsi de suite. C’est-à-dire qu’on obtient plusieurs conséquences positives, à partir d’une seule action. C’est cela qui, selon moi, définit réellement un bâtiment écologique, ou même un bâtiment “smart” (17). Aujourd’hui on parle beaucoup du “smart”, mais c’est cela, le vrai “smart”. Avec une seule intention, un seul budget, on obtient cinq ou six bénéfices, ou avantages cumulés. C’est d’abord cela, le “smart”. Et ensuite seulement, si on veut contrôler des choses à distance, ou rajouter un panneau solaire par-dessus, soit, mais il faut d’abord cela. On commence d’abord par ce qui est possible à réaliser, avec la même source, le même point de départ. Autrement, on est en train de faire de la déperdition, non pas de l’efficacité.


Aujourd’hui, il existe un règlement, le RPCT, mais beaucoup de gens n’en sont pas au courant. Y a-t-il un travail à mener aussi sur le côté réglementaire de la construction en terre ?

 

Bien sûr, et je pense qu’il faut revenir à la question de la locomotive : qui peut diriger, prendre en main cette transition ? Dans l’aspect de la réglementation, le rôle de locomotive pourrait être celui de l’État ou des communes, à travers les appels d’offres. Lorsqu’un appel d’offre est publié, on pourrait préciser : “se conformer au règlement RPCT (18), etc.”. Ainsi, tout le monde ira chercher quel est ce règlement. Cela peut être fait aussi bien pour un concours d’architecture, que pour un appel d'offres pour les entreprises. Pratiquement tous les marchés de l'État passent par consultation ou par concours architectural. Alors, si on exige l’application du règlement parasismique de la terre, l’impact sera important.

Figure 4:. Chantier terre, CIE, province de Tata.

16. L'Initiative Nationale pour le Développement Humain (INDH) est un projet marocain d'envergure nationale visant à débloquer les freins au développement humain.

17. Le smart building correspond à la mise en place de systèmes intelligents (capteurs et actionneurs) sur le bâtiment pour en faciliter la gestion et l’administration.

18. Le Règlement Parasismique de la Construction en Terre (RPCT 2011), applicable au Maroc depuis 2014, concerne les bâtiments conçus selon les techniques locales traditionnelles et dont la structure porteuse utilise essentiellement la terre, la paille, le bois, le palmier, les roseaux ou des matériaux similaires.

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Est-ce qu'il s’agit de convaincre les élus, ou les représentants ?

 

Je pense qu’aujourd’hui, tout le monde veut être “écolo”. Il y a une tendance. Je considère qu’il n’y a pas de mauvaise manière de parler de l’architecture bioclimatique ou d’un matériau. Alors, s’il faut surfer la vague pour en parler mieux, tant mieux. Si l’on s’adresse à quelqu’un pour qui l’intérêt principal est de réduire sa facture énergétique, on lui parle de la réduction, on ne lui parle pas du matériau, puisque l’un sert l’autre, de toute façon.

 

Aujourd’hui, pour les communes dans les régions où ils construisent leurs bâtiments ou équipements publics, ils peuvent déjà commencer par cela. Et ceux qui ont des écoles qui existent dans des villages très éloignés, où il y a de mauvaises conditions climatiques, où il y a très peu de ressources, je pense qu’on serait gagnant sur tous les plans, en faisant la transition vers ce matériau. Cela permettrait de réduire toutes les dépenses en même temps. De plus, on serait en train d’investir dans quelque chose qui, de toute façon, devra exister. On pourrait refaire, modeler notre conception. Par exemple, lorsque les budgets sont limités ou insuffisants dans un projet, je fais sauter le moins nécessaire : un faux-plafond, le carreau, etc. Il s’agit de trouver le bon équilibre dans la balance. Qu’est-ce qu’on peut retirer, tout en gardant l’aspect esthétique ? C’est là où la vision de l’architecte est importante. Quel est le degré d’importance de chaque élément que l’on pense pouvoir réduire ? Il faut investir dans l’ossature du bâtiment. Parce que de toute façon, les autres éléments peuvent venir plus tard, par un budget de rénovation, par exemple.

 

En ce qui concerne la commande étatique, il est important de préconiser l’usage de la terre dans les régions où il serait pertinent. Nous disposons aujourd’hui d’un zoning climatique, d’une réglementation thermique. Le cadre est déjà là, ce n’est pas comme s’il n’existait pas. Lors d’une commande étatique, on pourrait préciser “pensez à utiliser tel matériau s’il est présent”. Cela pourrait être une simple suggestion, au départ. Puis cela pourrait évoluer vers une obligation, dans les régions où c’est réellement une obligation, dans la mesure où cela sert les intérêts de tout le monde. Par exemple, à Casablanca, peut-être qu’il ne faudrait jamais le mettre en exigence, parce qu’on a une industrialisation autour qui fait que les gens vont peut-être choisir autre chose. Mais dans les régions où on n’a rien, pourquoi acheminer un matériau industriel, peu performant, jusqu’à une zone où les camions n’accèdent pas ? Je trouve que c’est complètement contreproductif, et si on a un minimum de présence d’esprit, on ne ferait pas ça.

 

Justement, dans ce genre de régions, l’image du matériau terre est souvent associée à la précarité et la pauvreté. Est-ce surtout une question psychologique pour ces gens-là ?

 

Non, tout à fait, ils ont raison. On ne va pas venir, nous, de l’extérieur, et leur vanter les bienfaits du matériau. On ne peut pas créer un nouveau paradigme, simplement en leur disant de regarder de l’autre côté. C’est pour cela que j’ai mentionné en priorité les bâtiments étatiques, notamment les équipements et les écoles. Si on montre comme exemple le bâtiment étatique, qui a une certaine valeur, une certaine présence, qui offre du service, une plateforme, cela aura un impact.

 

Les bâtiments étatiques peuvent inviter les gens à se créer une nouvelle image. On ne leur demande pas, eux, d’adopter un changement en premier. On leur montre, et bien sûr cette image sera associée à ce qu’on leur montre, parce qu’ils verront faire, notamment lors du chantier. Ils verront peut-être que cela s’est fait rapidement, et puis ils verront que le bâtiment a duré dans le temps. Je pense que l’apprentissage par l’exemple est le type d’apprentissage où on ne fait pas marche arrière. À l’inverse, lorsqu’on se limite à dire aux autres : “faites”, on ne sait pas à quel moment leur conviction fera défaut, à un moment où on ne sera pas là pour leur dire “faites”. Mais, lorsqu’on observe, par l’exemple, lorsqu’on voit que ça marche, et qu’on va aller dans cette administration, cette école, cet équipement, on va se dire que cela fonctionne. Il y aussi cette dimension sociale qu’il faut travailler : l’être humain a besoin de dignité. Il faut dire que c’est un matériau qui va permettre de vivre dans des maisons salubres avec dignité aussi, parce que c’est important. Il faut qu’on enlève cette image du bâtiment un peu précaire. En réalité, si on est vraiment dans une situation précaire, on peut s’estimer heureux d’avoir de la terre à proximité, parce qu’autrement, comment pourrait-on bâtir ?

 

As-tu un message, ou un conseil, aux jeunes et aux moins jeunes architectes, ingénieurs, entrepreneurs, tous les gens qui ont cette idée de l’écoconstruction, et qui veulent la concrétiser ?

 

Je n’aime pas spécialement donner des conseils, mais s’il y a quelque chose que j’ai envie de leur dire, c’est qu’il faut prendre des risques. Il faut être courageux et prendre ses risques. Le fait qu’une chose n’ait pas été faite jusqu’à maintenant, ne détermine pas si elle est nécessaire ou non. Je pense que lorsqu’on est jeune et qu’on est en début de carrière, c’est le moment où on a une certaine légèreté d’esprit, une capacité d’innovation, une envie de faire les choses différemment, et de se doter des moyens de le faire.

 

Je dirais aussi : il faut que ça fasse peur. Parce que sinon, il n’y a pas assez de changement dans la démarche. Il faut vraiment changer les choses. Je pense qu’il y a déjà une génération d’architectes qui font le changement, qui sont présents sur la scène, et qui donnent des messages différents, mais il faut en faire encore plus. Je pense qu’il faut aussi continuer à avoir ce métier, parce que c’est un métier, finalement. C’est quelque chose que l’on fait avec les mains, ça ne se perd jamais, et ça s’améliore. Imaginez un artisan qui travaille avec ses mains, un ébéniste, par exemple. Il ne peut que s’améliorer dans son métier. Mais il faut vraiment prendre des risques, faire coupure avec les craintes d’une précédente école de pensée. Et tester, tester énormément de choses. Une carrière qui commence où il n’y a pas de peur, je dis que ce n’est pas assez audacieux. Tous les changements se font ainsi.

 

Je pense aussi qu’il faut normaliser cette crainte de se tromper. Il ne faut pas porter de jugement. Dans mes propres projets, j’apprends, et je tire profit de l’expérience. Même si, dans un projet, je n’ai réussi que 70% de ce que je voulais faire comme exigence personnelle, j’aurais quand même appris où est la limite. Demain, je pourrai être beaucoup plus direct. Il ne faut pas avoir peur d’apprendre de soi-même, de dire “j’ai fait ça et ça n’a pas marché sur ce point-là”. C’est important, parce qu’on se met face à des images réelles. Et c’est seulement quand on fait ce constat, qu’on arrive à le dépasser, et à faire mieux.

 

Je rajouterai un autre message, c’est que vous êtes dans un métier qui favorise énormément votre égo. Or, je pense que construire de manière responsable, avec certains matériaux, pourrait, à certains moments, ne pas vous faire sentir cette gratitude qu’on a envie de sentir quand on crée. Cela peut être une limite. Lorsqu’on produit ce genre d’architecture, impliquée, au service de quelqu’un qui va y vivre durant toute une vie, il faut mettre son égo de côté. Mettre son égo de côté, ne veut pas dire s’en débarrasser, car il est le garant de l’esthétique. Mais il ne doit pas être là sur tout le chemin. Il faut d’abord étudier et se mettre dans la peau de celui qui vous fait la commande, de celui qui va vivre dedans, de celui qui va construire aussi. Il faut trouver des facilités, si on veut que ça se généralise.

 

Nous devons vraiment unifier le discours, rassembler les retours d’expérience de chacun. N’oublions pas que si une entreprise nous parle de certaines contraintes, c’est qu’elles sont réelles, parce qu’elles ont été vécues, et que l’on doit composer avec. Votre égo est votre façade, votre esthétique, votre intérieur, votre fonctionnalité, des paramètres dont vous êtes le garant. Mais, votre égo ne vient pas avant d’avoir consulté tout le reste.

 

Propos recueillis par Mamoun Kadiri

Figure 5:. Chantier terre, CIE, province de Tata.

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