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Au-delà des pierres
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 Jean-Manuel Perraudin

Jean-Manuel Perraudin est le directeur général de l'Atelier Perraudin, qu'il rejoint après avoir été formé à l’ENSA Paris-La Villette (UP6). Architecte engagé, il travaille en étroite collaboration avec son père, Gilles Perraudin, pour développer une architecture éthique et durable, portée par l'utilisation de matériaux naturels et locaux. Ensemble, ils pilotent des projets innovants en France et à l’international, notamment au Sénégal, tout en perpétuant une réflexion sur les enjeux contemporains de la pratique architecturale et de l’agence.

Bonjour, est-ce que tu peux te présenter?

 

Je m’appelle Jean-Manuel Perraudin, je suis architecte D.E, HMONP, je travaille depuis quelques années maintenant chez Perraudin Architecte et je suis aujourd’hui associé et directeur général de l’agence. 

 

Qu’est ce que ça fait de travailler avec son père?

 

On s’amuse bien, c’est même plutôt sympa, ça permet de pouvoir se dire toutes les choses, à la fois d’un point de vue architectural et des problématiques qui peuvent exister au sein même de l’agence sans filtre, voilà. Il n’y a aucun souci vis-à-vis de la parentalité.

 

Tu arrives à un moment où ton père bénéficie d’une certaine notoriété, étant davantage dans la maturité de sa carrière que dans ses débuts. Comment envisages-tu l’héritage de l’agence et ton rôle dans cette continuité ?

 

Je ne veux pas parler à la place de Gilles, mais je ne pense pas du tout qu’il soit à la fin de sa carrière. Au contraire, je dirais même, avec un brin de provocation, qu’il est au début. Beaucoup de grands architectes ont réellement démarré leur carrière tardivement. Gilles reste très présent, il est toujours le gérant de l’agence et en demeure la figure principale. Il n’y a pas, à proprement parler, de processus de passation en cours, car il reste le « grand patron ».

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La véritable question concerne davantage ma place au sein de cette agence déjà bien établie et comment je m’y insère. Cela rejoint ma propre volonté de faire de l’architecture, un métier où l’on apprend constamment. J’ai la chance de travailler aux côtés de Gilles Perraudin, d’entretenir une relation particulière avec lui, et d’apprendre énormément grâce à lui. C’est dans cette dynamique que je m’inscris. Avec le temps, j’ai pris des responsabilités au sein de l’agence, mais c’est un choix partagé. D’autres membres de l’équipe ont également pris des rôles importants, et nous avançons ensemble autour d’une éthique et d’une vision commune.

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Aujourd’hui, tout fonctionne bien, et il n’y a pas de transmission formelle en cours. C’est véritablement un travail collaboratif. Gilles continue de nous transmettre son expérience et son savoir, tout en se détachant des soucis classiques de gestion d’une agence. De notre côté, en tant que jeunes architectes, nous apportons notre énergie et notre envie de pousser l’agence encore plus loin.

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Tu parles de l’éthique de l’agence, comment la décrirais-tu?

 

C’est une question complexe, et elle mérite réflexion. J’avais d’ailleurs consacré mon mémoire de HMONP (1) à l’éthique des architectes, mais cela s’était mal passé, car définir une éthique peut vite sembler moralisateur ou donneur de leçons.

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Il faut distinguer l’éthique des architectes de la conduite propre à une agence, ce sont deux débats différents. La ligne directrice de notre agence, c’est de construire de la manière la plus écologique et sociale possible. Nous construisons avant tout pour les habitants, pas pour flatter notre propre ego. Cela dit, nous savons que nous ne sauvons pas la planète à nous seuls, mais nous avançons dans cette direction avec conviction. Par exemple, si on nous proposait un projet qui contribuerait à des catastrophes écologiques, comme faire fondre la moitié de la banquise, il est évident que nous le refuserions. Dans nos projets, nous privilégions la pierre, la terre, le bois, mais nous restons ouverts à d’autres matériaux naturels à faible empreinte énergétique. La pierre, pour nous, est un matériau architectural parmi d’autres, pas une finalité en soi. Ce qui compte, c’est d’adopter une approche responsable, adaptée aux besoins des projets et des habitants.

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L’agence Perraudin a une approche très contextuelle, est-ce que vous avez une méthodologie particulière?

 

Je vais dire oui, nous n'inventons rien en architecture, tout à déjà était fait ou presque. Toutes les bonnes idées ont déjà eu lieu. On s’inspire de ce qui existe, des bonnes idées qui sont liées au climat, ou à l’architecture vernaculaire ou traditionnelle. Mais en fait les réponses du passé peuvent être réinterprétées aujourd’hui dans un contexte différent. Je me souviens de Gilles me disant que pour trouver la bonne façon de construire, souvent il fallait se balader et observer. Par exemple, les murets qui séparent les champs, que ce soit des schistes ou des murets de pierres sèches, étaient en fait une très bonne façon de construire à bas coûts.

Jean-Manuel Perraudin, entretien au Chai de Vauvert © Atelier Géminé 2021.

1. ​HMNOP: Habilitation à la Maîtrise d’œuvre en Nom Propre.

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En fait, il suffit d'observer, voilà notre approche contextuelle. Après il y a d’autres approches qui sont plus particulières, quand on construit en ville par exemple après c'est le travail de tout architecte. Aujourd’hui, on essaye une approche plus globale en prenant en compte le transport fluvial pour transporter la pierre et dépenser moins d’énergie que l’emploi de camions. C’est donc une approche globale, contextuelle, socio-économique et climatique.

 

Où trouves-tu l’inspiration pour les projets ? As-tu des endroits spécifiques, des livres qui t’inspirent ?

 

J’aimerai tout voir, tout lire mais je ne trouve pas le temps. Pour être honnête, je pense que je ne lis pas assez, mais je m’inspire beaucoup du travail de l’agence. 

Pour un projet réalisé, il y a dix projets non réalisés, mais étudiés et assimilés, ce travail m'inspire également. Après il y a des architectes que j’admire, beaucoup, surtout des décédés mais aussi des vivants. Je m’inspire un petit peu d’eux mais en fait je m’inspire plus d’une posture plutôt que d’un style. Je ne vais pas m'amuser à faire demain du Frank Lloyd Wright (2) ou du Louis Khan (3) ou du Alvar Aalto (4), je m’inspire plutôt d’une posture ou d’une idée que j’essaie de réadapter et de réintégrer dans nos projets. Je n’invente rien et il est très difficile de définir un style architectural. En tout cas pour l’agence, aucun projet ne se ressemble, on réinvente à chaque fois une forme, un lien avec le site. On ne pose pas de formes préconçues, un cylindre, une pyramide.

 

Je peux dire qu’il y a une véritable inspiration dans les projets, on prend les bonnes idées là où elles sont et cela ne concerne pas forcément l'architecture. L’inspiration est bien plus vaste.

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L’agence porte un modèle artisanal du métier d’architecte. Comment peut- on allier impératifs économiques de la gestion d’une agence et recherche du projet?

 

Justement nous n’avons pas de module dédié à la recherche dans l’agence alors que nous ne réalisons quasiment que cela. En réalité, toute forme architecturale est une recherche. Tour projet est une recherche, soit d’un procédé structurel, soit d’un procédé constructif liée à un modèle économique parce que pour réussir à construire intelligemment il faut réussir à trouver un procédé constructif. Nous sommes des constructeurs avec d’être des formalistes et cela demande beaucoup de recherche en amont des projets, c’est peut être cela qui nous rapproche de l’artisanat, la construction plus qu’autre chose.  

 

Nous aimons bien travailler avec des matériaux naturels, pas directement issus de l’industrie, ce qui nous rapproche de l’artisanat…. Après nous sommes une agence comme une autre, c’est juste qu’on essaie d’aller au bout du processus pour en extraire l’essence et la bonne logique. Trouver la bonne logique du matériau pour qu’il soit appliqué de la bonne façon, c’est peut-être cela qui nous guide. Dans tous les cas, si on ne trouve pas la bonne logique constructive, alors le budget ne suit pas et les projets ne sortent pas. 

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Comment fonctionne la recherche dans l’agence ? Quels sont les outils que vous utilisez ?

 

Il y a mille et une façons de fabriquer le projet, évidemment par le dessin et les maquettes,  d’ailleurs nous avons un atelier maquette qui tourne à plein régime à l’agence, il y également la recherche des ressources en matériaux. Par exemple concernant la pierre massive, nous recherchons l’emplacement des carrières aux alentours du projet. Nous réalisons des visites de site, par exemple en Roumanie (5) ou au Liban (6) à proximité des projets. On cherche un peu partout, pour moi c’est de la recherche également. 

 

Après il y a la recherche des savoir-faire du passé, par exemple concernant les remontées de capillarités dans les murs, on sait que les anciens inversaient la polarité en posant un fil de cuivre dans la première assise du mur (7). 

 

Notre recherche consiste à réaliser des maquettes, rencontrer des gens, réaliser des visites, et essayer d’intégrer tout cela dans nos projets. 

 

Après il y a la recherche formelle, je reste personnellement très attiré par l’esthétisme. J’aime les belles choses, les belles voitures, les belles montres. J’essaye tant bien que mal de dépasser ce biais pour remettre la construction et l’économie au cœur de la démarche. Lorsque tu construis pour autrui, tu dois dépasser tout cela te focaliser sur les besoins réels du commanditaire. L’objectif principal, faire des grands logements, des logements sains, l’esthétique vient vraiment en dernier lieu. 

Construction en pierre sèche, conservatoire des terrasses de Goult. © Atelier Géminé 2022.

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2. ​Frank Lloyd Wright, né le 8 juin 1867 à Richland Center dans le Wisconsin et mort le 9 avril 1959 à Phoenix en Arizona, est un architecte et concepteur américain. Il est l'auteur de plus de quatre cents projets réalisés principalement des maisons qui ont fait sa renommée. Il est notamment le principal protagoniste du style Prairie et le concepteur des maisons usoniennes, petites habitations en harmonie avec l’environnement où elles sont construites.

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3.​ Louis Isadore Kahn (1901-1974), architecte américain d'origine estonienne, est l'un des plus grands du XXe siècle. Ses œuvres, souvent monumentales, aux États-Unis, en Inde et au Bangladesh, privilégient la vie communautaire et traduisent un travail rigoureux sur le plan, la paroi, la lumière et les matériaux.

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4.​ Alvar Aalto, né le 3 février 1898 à Kuortane et mort le 11 mai 1976 à Helsinki) est un architecte, dessinateur, urbaniste et designer finlandais, adepte du fonctionnalisme et de l'architecture organique. 

5.​ Chai Rasova, Roumanie. Agence Perraudin

6​. Académie de la pierre. Atelier pierre, terre, bois. Plaine de la Bekaa, Liban. 2017

7​. Electro osmose passive: Il faut comprendre par « remontées capillaires », appelées également humidité ascensionnelle, l'eau chargée en sels minéraux. Ce salpêtre remonte dans l'épaisseur des murs porteurs en contact avec le sol. Ce phénomène intervient lorsque la maçonnerie est dépourvue « d'arase étanche » lors de la construction

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Tu exerces entre Lyon et Vauvert, deux territoires géographiques distincts, que représentent les territoires ruraux pour toi ?

 

À Vauvert, nous sommes sur un territoire rural et agricole, principalement viticole, où j’ai passé une partie de mon enfance. Les territoires ruraux ont été délaissés, et c’est regrettable. Les architectes ne détiennent pas la solution, car le problème dépasse largement notre champ d’action. Il est d’ordre socio-économique et politique, les pouvoirs publics ayant progressivement réduit leur soutien financier et institutionnel. Aujourd’hui, cette question dépasse l’architecture : il s’agit de revitaliser des territoires parfois en déclin. Mais est-ce un sujet qui me concerne directement ? Je ne sais pas. Construire en ville et à la campagne relève de pratiques très différentes. À titre personnel, j’aimerais que les campagnes connaissent un regain de vie et voient leur population augmenter. Par exemple, nous avons un projet ensemble à Alès. Ce n’est pas exactement la campagne, mais c’est un territoire que beaucoup ont laissé à l’abandon. On continue de construire alors qu’il y a des milliers de logements vacants dans l’agglomération, pourquoi?

 

En tant qu’architecte, je réponds aux commandes qui me sont faites, en y apportant mon regard et mes conseils. Est-ce mon rôle de dire non à la construction ? Je ne crois pas être en position de trancher cette question.

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Faut-il “ne pas faire” ou “faire au mieux''? 

 

La grande réponse pour moi, c’est qu’il vaut mieux ne « pas faire » que « faire mal». Parce que « faire mal », c’est faire mal à tout le monde et à des gens que tu ne connais pas à l'autre bout de la planète, c’est évident! Il faut relever le défi, en se disant que quelqu’un fera moins bien. C’est très difficile comme question, mais moi j’aimerais dire que mon métier c’est faire de l’architecture. Et comme j’aime mon métier je le fais, je le fais au mieux. Mais la vraie bonne réponse c’est de ne pas le faire.

 

On se trouve dans le chai de Vauvert, ce bâtiment a été construit quand tu étais enfant, quel rapport entretiens-tu avec ce bâtiment?

 

C’est un lien sentimental qui me lie à cet endroit. J’y ai passé toutes mes vacances, suivi chaque étape de sa construction, et même participé. Comme tant d’autres — stagiaires, architectes — chacun a laissé sa marque sur ce lieu, contribuant à une sorte de “slow construction”. Encore aujourd’hui, nous y réalisons des travaux, poursuivant cette expérience vivante d’expérimentation, car cet espace a accueilli un grand nombre d’architectes qui y ont tenté, construit, inventé. Ce lieu est une source intarissable de créativité.

Recherche formelle pour la façade du Jardin d'Eve, Fontvielle. Atelier Perraudin, 2021.

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Quant à la pierre, elle fait partie de mon histoire. Ces murs, je les connais par cœur. Peut-être pas jusqu’au calepinage précis, mais j’ai grandi entouré de ces pierres. La pierre et le bois me sont bien plus familiers que le béton ou le parpaing, c’est indéniable. Mon enseignement architectural ne m’a pas conduit vers le béton, et dans ma pratique, je ne le choisis jamais comme point de départ pour un projet. Je pense que ceux qui ont grandi dans une maison en pierre partagent ce rapport intime avec ce matériau.

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Je pourrais aussi évoquer d’autres liens que j’entretiens avec ce bâtiment : son esthétique, sa simplicité... Des éléments plus subtils comme ses formes, la matière, les contrastes, l’épaisseur de ses murs. Ce lieu a connu de multiples vies : d’abord un chai, il est devenu une agence, puis aujourd’hui un logement. Les enfants et petits-enfants courent désormais dans les pièces où se mêlent le travail viticole, le bureau d’architecte, l’entreprise familiale. Tout cela donne une dynamique singulière à cet espace, le rendant perpétuellement en mouvement. J’aimerais y consacrer plus de temps, mais il y a l’agence à Lyon à faire tourner, ce qui occupe l’essentiel de mes journées.

 

Tu es tout jeune papa, est ce qu’il est difficile de gérer une agence quand on a des impératifs familiaux et comment arrives-tu à jongler entre ces deux sujets ? 

 

Alors c’est compliqué, on rentre dans la psychologie familiale, moi j’ai deux parents architectes, mes frère et sœurs aussi. J’ai toujours vécu une sorte de non-distanciation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, mes parents ont toujours vécu comme ça. On avait l'agence dans notre intimité familiale. Aujourd’hui c'est différent parce que d’une part ma compagne n’est pas architecte, donc ça change pas mal la donne. C’est pas simple du tout, c’est une question d’organisation, c’est comme le pilotage d’une agence: si on veut bien la gérer et éviter les charrettes et bien avec une famille il faut s’organiser et découper son temps. Le problème ce n’est pas d’aller le chercher à la crèche, mais plutôt de scinder les temps, de créer une coupure et de se libérer l’esprit pour être pleinement avec lui. 

 

Il faut donner des limites claires entre le travail et le temps familial, c’est la seule façon d’être entièrement dans son activité. Il ne faut pas vivre l’architecture comme une contrainte, il faut le tirer à son avantage pour essayer de faire quelque chose de mieux. Toute contrainte est bonne à prendre, la page blanche est difficile, c’est avec les contraintes qu’on gère mieux les choses. Avoir un enfant, une famille, du point de vue du travail, c’est une contrainte supplémentaire, mais qui est une bonne contrainte. 

 

Comment faire ses armes quand on est architecte et quelle a été l'expérience la plus formatrice pour toi?

 

Qu’est ce que cela veut dire faire ses armes ? Pour ma part, avant d’être diplômé, j’avais déjà travaillé pendant quelques années. Du coup, pendant mes études, je faisais déjà 35 heures en agence, je rendais mon projet à l’école, je faisais les partiels puis j’allais bosser à l’agence. 

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Lorsque je suis arrivé dans l’agence Perraudin, on perdait beaucoup de projets, et je me suis retrouvé à 25 ans, seul avec deux chantiers en cours et les concours. Avec Gilles certes, mais tout seul en tant que salarié et ça a été difficile mais formateur, tu es obligé d’acheter ton livre pour suivre et organiser ton chantier, après les entreprises t’aident et te forment aussi dans l’action. Gilles Perraudin, m’a pas mal piloté, mais le fait de me retrouver dans la panade, c’est bien cela qui m’a le plus formé, de vivre des hauts et des bas. Le fait de devenir gérant également m’a beaucoup appris, on change de regard, de problématique, de responsabilités. On se met à penser en termes de coût horaire, de responsabilités juridiques, d'assurances, de gestion administrative. Pour moi c’est cela le plus formateur, plus que dessiner un PRO ou un DCE (8). 

 

Derrière le dessin, il existe une montagne de problématiques diverses. Pour dire vrai, je ne suis pas loin de la phobie administrative, je déteste faire cela, mais lorsque tu as des salariés, cela devient ton quotidien. Mon angoisse ce n’est pas le projet, mais de savoir comment je vais pouvoir payer les salaires. C’est le nerf de la guerre, savoir comment vivre et chercher à être payé à notre juste valeur.

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Du coup qu’est ce que tu penses de la rémunération des architectes? 

 

Je passe une grande partie de mon temps à établir des tableaux d’honoraires. C’est le résultat de la situation actuelle, qui a beaucoup changé avec la suppression de la loi MOP(9). Ce cadre législatif encadrait les pratiques, et avec son absence, on se retrouve dans un flou. Par exemple, en Suisse, où nous travaillons actuellement, les choses se déroulent bien, car il existe une structure pour réguler la profession. En France, cependant, il manque cet encadrement, et la concurrence, à la fois discrète et implacable, nous pénalise. Certains architectes bradent leurs honoraires en raison des procédures adaptées, et cela finit par dévaloriser le métier.

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Il m’arrive de voir des écarts de pourcentage hallucinants entre les offres d’un même concours, avec des propositions qui sont parfois deux fois inférieures aux nôtres. Et pourtant, nos honoraires suivent toujours la logique de la loi MOP. Pourquoi ces différences ? Parce que beaucoup d’architectes peinent à survivre aujourd’hui, il faut le dire. Je mesure la chance que j’ai de vivre de mon métier, comme un peintre, mais beaucoup de mes confrères doivent accepter des contrats à des taux extrêmement bas.

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À mon avis, deux raisons principales expliquent cela. D’abord, les architectes sont mal représentés : ni l’Ordre des architectes ni les syndicats n’arrivent à assurer efficacement notre défense, et notre représentation auprès du ministère est faible. Ensuite, au sein de notre agence, nous investissons énormément de temps en recherche, un temps souvent non facturé, car nous avons notre propre méthodologie. Nous pensons toujours esthétique et économie de façon intégrée, et dans la construction en pierre massive, c’est même une nécessité. Quand un bloc de pierre est posé, il contribue à la structure, à l’esthétique, et aussi à l’économie globale du projet, ce qui nous permet de négocier les honoraires des bureaux d’études.

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Bien sûr, cela peut provoquer des tensions, mais les bureaux d’études de qualité comprennent cette approche. C’est vrai qu’aujourd’hui beaucoup d’architectes sont en grande difficulté. Avec Gilles, on discutait justement de la question de la rentabilité : nos courbes sont inversées, nous gagnons le plus à l’esquisse, et ensuite, plus on se rapproche du chantier, plus les marges s’effondrent. Mais pour faire un bon projet, il faut s’impliquer jusqu’au bout ; c’est notre manière d’assurer la qualité et la cohérence de ce que nous avons imaginé. Cela impacte notre rentabilité, évidemment. Ce serait plus facile de se contenter de permis de construire, mais ce n’est pas ce que nous recherchons, car nous sommes ici par passion. Si c’était pour l’argent, je n’aurais pas choisi ce métier. J’aurais fait banquier ou promoteur, cela semble bien plus lucratif. Non, je suis architecte parce que j’aime ce métier, pas pour l’argent.

Patio, Chai viticole de Vauvert. Pause au milieu de l'entretien. mai 2021.

8.​ Phase PRO (dossier projet) et DCE (Dossier de consultation des entreprises).

9.​ Loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'œuvre privée voté le 12 juillet 1985.

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Quels rapport entretenez-vous avec la promotion immobilière? On sait que c’est en grande partie eux qui fabriquent la ville aujourd'hui, quelle est ta position par rapport à ça?


Je n’ai pas une très grande expérience donc je ne veux pas parler au nom de l’agence. D'après mon expérience et ce que je connais un petit peu, il faut comprendre que depuis les lois assez récentes ELAN (10). On a malheureusement donné au promoteur de l’importance. Ils n’en voulaient pas au début. Il se retrouvent avec dans les mains des milliers de logements à faire, des logements sociaux, ils ne veulent pas forcément les faire non plus. Aujourd’hui la ville est laissée aux mains des promoteurs, pas toujours hein, dans les ZAC (11) ils sont quand même très cadrés, il y a des ZAC ou ils réglementent tellement tout entre le prix d’achat, le prix du foncier etc, c’est juste des apporteurs de fonds. Donc comment travailler avec eux? En général ils viennent nous chercher. Donc s’ils viennent, ils acceptent nos règles du jeu. Et nous la règle c’est qu’on maîtrise le projet. Après on ne sait pas travailler sans avoir de groupement conjoint, sans être solidaire (12), mais au moins conjoint, c’est-à-dire que les bureaux d’études sont sous ma mandature, c’est moi qui suis le mandataire, c’est moi qui les pilote. C’est très difficile à accepter pour un promoteur mais on ne sait pas faire autrement. Et comme je l’ai déjà dit, nous maîtrisons tout de toute façon. Quand je fais de la pierre je suis obligé de maîtriser l'économie, la structure et tout le projet. Ça n'a pas de sens qu’ils soient séparés, tout est lié, y compris la thermique. Quand je fais des murs de 40 cm, il faut que je puisse maîtriser la thermique pour que cela fasse sens. On sépare pas l’économie de la structure des fluides. Donc par le biais des promoteurs, je travaille un peu comme avec une maîtrise d’ouvrage publique, je les traite de la même façon. Il y a un référent chez la maîtrise d'œuvre qui donne un budget, des choses, des règles du jeu et moi avec mon contrat je vais au bout du processus. Ça se passe bien ou pas mais que ce soit du privé ou du public c’est le même débat. Moi j’ai une commande, les promoteurs ont aussi leurs problématiques et des fois leur problématique c’est de faire de l’argent, c’est le but d’un promoteur, c'est de faire de la marge sur une opération. Et moi mon rôle c’est de faire dans le budget alloué le meilleur projet. Et c'est assez compliqué parce que la on parle d'indemnité. Il faudrait rentrer dans le contrat même pour parler des promoteurs, parce que c’est plutôt des choses dans le contrat que nous n’acceptons pas. Des clauses sur le droit intellectuel, de résignation. Nous travaillons comme en marchés publics. Soit vous nous prenez ou soit vous ne nous prenez pas, c’est notre posture. Après si tout le monde va dans le même sens tout va bien. Mais à partir du moment où ils viennent nous voir ils le savent, nous on fera pas autre chose.

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Tu parlais tout à l'heure que vous étiez en train de construire en Suisse, des logements, Quelle est la différence significative avec la France ?

 

C’est complètement différent, c’est même pas l’Europe. Donc ils ne sont pas avec les eurocodes etc, il n’y a pas de bureau de contrôle. Chacun est responsable de son propre lot. C’est des rapports de force qui sont complètement différents. Après je ne peux parler que de ce projet là, je ne suis pas un spécialiste de la Suisse. Sur ce projet, c'était un concours international. Donc on gagne deux bâtiments en Suisse en pierre massive et les bureaux d’études font pareil, un concours. C’est adapté sur les honoraires. Mais en parallèle ils ne connaissent pas le projet. Donc en fait les bureaux d’études, c’est assez étrange, mais ils sont lauréats d’un projet qu'ils ne connaissent pas. C’est fou. Ils ont découvert le projet qui était tout en pierre massive et ils ont fait une drôle de tête nos amis suisses. Mais ça c'est très bien passé. Ils ont joué le jeu même s’il a fallu leur apprendre un petit peu les sujets.  Les honoraires sont tels qu’on peut aller très loin dans la conception. On a fait plein de maquettes, on a pris des spécialistes, des géologues, des spécialistes en macro maçonnerie, en sismique. Enfin on a une équipe très lourde qui permet de justifier auprès de personne parce que il n’y a pas de bureau de contrôle pour vérifier que ça marche. En fait la grande différence c’est qu’ il n’y a moins de multicouche d’assurances, de responsabilité qui font qu'à la fin on ose plus bouger, en France c’est ça le problème, on est coincé. En suisse on peut aller plus loin. La grande différence c’est que les logements sont plus grands. 

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On vous appelle en général pour la pierre mais que penses-tu de la question du réemploi des matériaux, est-ce que pour toi c’est une perspective d’avenir? 


Cette question se pose tous les jours, on dit souvent que lorsqu’on construit en pierre on construit en réalité  une nouvelle carrière pour demain. Par exemple, l'abbaye de Cluny (13) a été démontée pour construire des maisons. C’est une très bonne idée, on n’a pas d’argent, on prend la pierre, on la déplace! Nous, quand on construit on dit toujours que la pierre n’est pas recyclable, elle est réutilisable, c’est deux notions différentes. Donc oui c’est une question qu’on se pose. Après la réutilisation des matériaux, utilisé quoi? En général c’est une question qu’on se pose sur le béton parce que ce n’est pas encore arrivé qu’on a eu besoin de démonter un de nos bâtiments en pierre. C’est très étrange mais tous les bâtiments en pierre, soit sont généralement classés, soit tiennent encore debout. On se pose ces questions avec des matériaux industriels de mauvaise qualité. En fait c’est une double problématique. C’est très bien de les réutiliser mais est ce qu’en le faisant on ne fait pas le jeu d’en produire. Est-ce qu’il ne serait pas plus intelligent d’arrêter de les utiliser et donc de les produire, point barre. Le béton on ne sait pas quoi en faire, le concasser pour en faire des sous-couches de dalles de route, je ne vois pas d’autres perspectives. On ne sait pas quoi en faire ou sinon les coups de recyclage sont tellement lourds qu’il est impossible de les réinjecter dans un projet. De même pour la question du recyclage on dit que l’aluminium est recyclable et donc un matériau écologique. Mais aucun rapport de l’atteste, il ne faut pas se leurrer, c’est deux choses différentes. En tant qu’architecte nous devons nous prémunir du jeu de ceux qui polluent. 

Recherche formelle. Agence Perraudin, 2021.

10.​ Loi pour l'évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, votée le 16 octobre 2018.

11.​ ZAC: Zone d'Aménagement Concertée

12.​ Le groupement momentané d’entreprises conjoint, avec mandataire commun solidaire ou non des membres du groupement. Chaque opérateur est alors engagé sur les prestations qu’il réalise. En cas de défaillance de l’un d’entre eux il appartient au mandataire s’il est solidaire de faire réaliser la prestation ou les travaux au prix initialement prévu dans le marché.

13.​ L'abbaye de Cluny est une abbaye bénédictine située dans le département français de Saône-et-Loire en région Bourgogne-Franche-Comté. Fondée le 2 septembre 909 ou 910 par le duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne Guillaume Ier, devenue le symbole du renouveau monastique en Occident, Cluny fut un foyer de réforme de la règle bénédictine et un centre intellectuel de premier plan au Moyen Âge classique. Il ne subsiste aujourd'hui qu'une partie des bâtiments, faisant l'objet de protections au titre des Monuments historiques et gérés par le Centre des monuments nationaux. L'ancienne abbaye dispose du Label du patrimoine européen. Les bâtiments de l'abbaye abritent depuis la fin du XIXe siècle l'un des huit centres de l'école des Arts et Métiers, grande école d'ingénieurs française.

Ruines de l’abbaye de Cluny

Comment tu perçois les nouvelles contraintes par rapport aux marchés publics, notamment la question du BIM qui commence à être plus présente? 

 

Le BIM (14) est un outil comme un autre. Je n’ai aucun souci avec le BIM à partir du moment où je le mets dans mes honoraires. Tout simplement. On nous demande une maquette supplémentaire très complexe mais il faut que nous soyons rétribué pour la réaliser. Personnellement je ne conçois pas en BIM, on travaille encore beaucoup en maquette, à la main, en plan et en coupe. J’ai cet enseignement que je retranscris en maquette BIM puis que je donne à un BIM manager, si je suis payé pour alors je ne vois pas de problème. 

 

Après, le processus BIM change aussi certains rapports avec d’autres métiers, par exemple, si je conçois en BIM alors je n’ai plus vraiment besoin d’un économiste, je n’ai plus besoin d’un bureau d’études structures, car le logiciel réalisera les calcules à leur place. Si le BIM sort du processus des intervenants et que je rapatrie les honoraires pour les architectes, alors la rémunération sera plus grande. Mais ce n’est pas le sujet, et je ne m’engagerai pas dans cette voie parce que notre façon de concevoir n’a aucun rapport avec un quelconque logiciel.

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Le BIM n’est pas un outil de conception, c’est un outil de représentation. Si le logiciel est une machine de guerre pouvant intégrer tous les paramètres du projet, c’est très bien, mais peu importe. Tous les plus beaux projets au monde ont été conçus sans BIM, il ne faut pas l’oublier.

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Il y a très peu d'architectes qui se positionnent sur le marché de la maison individuelle, pourtant il représente une production importante de logement en France? Est ce que le lien entre les particuliers et les architectes est rompu ?


Ce n’est pas ça, pour comprendre le problème de la maison individuelle, il faut remonter beaucoup plus loin. Il y a ce livre, Du maître d'œuvre au disagneur , qui explique l’évolution du métier d'architecte.

Ruines de l’abbaye de Cluny pendant la démolition des caves. Léon Leymonnerye. Musée Carnavalet, Histoire de Paris.

14.​ BIM (building information modeling)

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Il explique pourquoi les architectes ne sont pas intéressés par la maison individuelle. Déjà c’est intrinsèque à la France. C’est bien dommage, parce que ce qui m'intéresse c’est de loger bien les gens, si cela passe pas la typologie de la maison individuelle alors pourquoi pas. Le problème tient dans le fait que le gros de la production de la maison individuelle est dessiné par des gens qui ont un intérêt financier. L’architecte quant à lui, ne regarde pas simplement l’argent, sa vision est plus large et c’est dommage que le gros de la production  se fasse sans nous. Par exemple, dans certains pays, il faut un architecte même pour construire une maison. On s’intéresse à la maison individuelle parce qu' on aime bien changer d'échelle de projet, parce que des gens nous font confiance et ainsi de suite. 

Pour vous répondre, j’inverserai la question en disant, en me demandant si ce ne sont pas les architectes qui se sont désintéressés de la maison individuelle? Quel architecte a vraiment envie de passer des heures à réaliser une maison individuelle jusqu’au bout? Cela représente des heures de travail, c’est très long et très complexe parce qu’on touche au plus profond de la psychologie des gens. C’est étrange parce que vous endosser une grande responsabilité pour des petits montants de travaux. Par exemple, nous construisons à 200 000 euros ttc, pour nous cela représente un petit montant de travaux alors que pour le client c’est une somme considérable qui représente un endettement sur une période de 30 ans. Donc vous touchez des honoraires au prorata des 200 000 euros, pour endosser toute la charge psychologique d’une construction en touchant des clopinettes. Qui a vraiment envie de faire de la maison individuelle à ce prix là ?

 

Mais c’est aussi de la faute des architectes qui ne s’intéressent plus à ce marché. Si vous allez voir un particulier en lui disant que vous allez construire sa maison au même prix qu’un constructeur avec les honoraires inclus, je ne pense pas qu’il refusera sincèrement, mais est-ce que vous avez vraiment envie de faire cela ?

 

A l'agence, aujourd’hui nous réalisons trois maisons individuelles avec des montants qui dépassent à peine 200 000 euros (ttc). Cela représente un temps monstre, et ces projets sont très peu rentables, vous ne pouvez pas faire tourner l’économie d’une agence sur ce modèle. Donc les architectes ont délaissé ce marché et d’autres corps de métier ont mis le grappin dessus, nous ne pouvons en vouloir qu’à nous-mêmes. S’il n’existe pas de lois ou de règlements obligeant à avoir recours à un architecte pour construire une maison individuelle, nous ne pourrons pas nous en sortir. 

 

Il y a une question de modèle urbain aussi, on sait que les maisons individuelles sont des bâtiments qui consomment beaucoup de territoire et qui se construisent souvent sur des espaces agricoles, Que penses-tu de ce modèle ?

 

Oui et non, il y a de la maison individuelle qui peut être bien pensée. Cela dépend aussi de la densité, qui est un concept aujourd’hui fortement remis en question. Il y a des bâtiments très bas, entre guillemets, qui font beaucoup de densité, Paris par exemple à une très forte densité alors que les immeubles ne sont pas très hauts, les pentes de la croix rousses à Lyon également. Le problème tient dans le mitage des grandes parcelles, cela n’a aucun rapport avec la maison individuelle en soi, vous pouvez faire de la maison individuelle groupée par exemple. Il ne faut pas caricaturer, il y aussi les plans de masse qui polluent, ce n’est pas que l’objet “maison”. Tout le monde a droit d’avoir une maison avec un jardin, il n'y a pas que les Riches, il faut repenser la question et ne pas rentrer dans des stéréotypes. 

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Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Bernard Marrey © Éditions du Linteau, 2014.

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Tu es sorti de l'École, il n'y a pas si longtemps, quel regard portes-tu sur les enseignements de l’architecture en France, et quelle a été ton expérience ?

 

J’ai passé mon enseignement à Paris La Villette, UP6 (15). Ça ne s'est pas très bien passé, j’ai eu des bons professeurs et des mauvais professeurs, mais à partir de ma deuxième année, je n’allais plus à l’école car je bossais à l’agence quasiment 35 heures par semaine. Je rendais des projets certainement pas si mauvais que cela car j’ai eu mon diplôme mais la plupart de mon temps je le consacrais à l’agence. 


Ce qui faut comprendre, car j’ai eu la chance d’enseigner un petit peu à l’ENSA Lyon, je fais des workshops et je suis formateur dans le cadre de la pierre massive pour divers organismes (16) comme l'Ordre des architectes par exemple. Il faut bien comprendre que les écoles d'architecture sont des écoles pour apprendre l’architecture et pas des écoles pour former des architectes. Il faut très vite le comprendre, les gens sortent de l'école et ne connaissent rien au métier d‘architecte, c’est comme si vous sortez d’un master d’histoire de l’art et vous voulez devenir peintre, on est à peu près sur le même niveau. Ce qui est triste c'est que les gens sortent des ENSA, sont diplômés, sont prêts à exercer, mais ils ne connaissent rien du métier, et ils s’en plaignent et tout le monde se plaint de cette situation. La situation ne change pas et empire même. Cela dénigre aussi la profession tout entière.Trop souvent on a l’impression d’avoir fait six années pour rien et c’est clairement cela. Moi j’ai appris plein de choses, j’ai adoré faire de la photographie, faire de la vidéo, faire plein de choses, mais je n’ai appris à construire un bâtiment avec toutes les contraintes que cela engendre. On ne m’a pas appris pourquoi la ferraille doit être positionnée à 4 cm du béton, pourquoi une pierre doit être posée ainsi, pourquoi un détail tient ou pas...Le b.a.- ba de la construction. Alors ensuite on se retrouve devant un promoteur, qui lui est ingénieur en bâtiment, on a l’air ridicule parce que lui a la connaissance. Pour apprendre soit, vous prenez des claques, des claques et c’est difficile à encaisser parce qu’il faut tout réapprendre et vous avez l’impression d’avoir perdu six années de votre vie, soit vous faites par vous-mêmes et vous perdez un peu de temps.

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Tu penses qu’il faudrait apporter plus de notions constructives au cursus?

 

Non, je pense qu’il faudrait faire de l’alternance. Il faudrait que ce soit une école d’apprentissage d’un métier. En fait, pour apprendre un métier, il faut que ce soit un cursus d’apprentissage, sinon cela restera toujours une école d’architecture. 

 

C’est assez simple, moi je pense qu’il faudrait faire de l’alternance. Cela devrait être obligatoire, je parle en tant que patron de boîte, mais quelqu'un qui sort de l’école qui ne sait rien, vous devez lui payer un salaire décent par rapport à son grade, il a quand même un bac +5 ou +6, parfois cela fait mal. Vous devez le former et en plus le payer…C'est dur de dire cela, mais je le fais, il me faut bien des salariés, mais c'est triste pour tout le monde. C’est peut être pour cela que ça ne marche pas. En tout cas c’est un élément crucial aujourd’hui on est incompétent lorsqu’on sort des écoles, j’ai vu des gens sortir de l’école sans connaître, la loi de Blondel (17), qui ne savaient pas faire un 2H+G. Comment sortir un bâtiment de terre si on ne sait pas dessiner un escalier? 

 

Peux-tu nous parler de tes influences dans l’architecture contemporaine, est-ce qu’il y a des architectes qui se démarquent dans la production aujourd’hui en France ?


Mes influences sont plus anciennes avec Alvar Aalto, Frank Lloyd Wright, Louis Kahn. Je regarde quand même très peu la production contemporaine, il reste encore des très bons architectes, comme Simon Teyssou (18), Bernard Quirot (19), et plein d’autres que je ne connais pas et qui font aussi des choses superbes mais qu’on ne voit pas dans les parutions connues. Je suis encore très jeune et j’ai surement pas assez lu et pas assez vu donc je m’intéresse surtout aux grands architectes du XXème siècle, Fernand Pouillon par exemple bien sûr que je ne connais pas encore assez. Une fois que j’aurais épuisé tout cela, je regarderais un petit peu plus l'architecture contemporaine.

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Que signifie la sobriété architecturale pour toi ?

 

C’est un concept très ancien, Ludwig Mies van der Rohe disait “Less is more" (20) est ce que cela était de la sobriété architecturale, cela dépend du sens que l’on met derrière le terme de “sobriété”. Je pense que c'est ce vers quoi on doit tendre avec chaque bâtiment qui soit peu énergivore et qu’il ne dépense pas d’énergie à la construction, c’est cela la sobriété. C'est Juste une question de bilan carbone, cela n’a aucun rapport avec l’esthétique, ou quoique ce soit, c’est un pur calcul et un pur développement de projet à la fois dans la démarche, dans la construction et finalement dans l'usage du bâtiment qui se rapporte à ce mot là, mais on pourrait l’approcher à d’autres termes. Est-ce que Mies était sobre ? je ne sais pas. 

 

En tout cas à l’agence, on essaye de faire des bâtiments qui consomment peu à la construction qui dépensent peu pour leur entretien, ceci est très important, surtout lorsque vous faites du logements et du logement social, il ne faut pas que cela coûte trois fois plus dans dix ans pour entretenir la façade. De ce point de vue là oui mais après ce n’est pas à moi de dire et seul l’avenir nous le dira je pense. 

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Par rapport à la médiatisation des architectes, comment vois-tu cela ?

 

Aujourd'hui la notion de médiatisation c’est un nouveau monde qui s'ouvre, tout le monde fait sa propre communication avec les réseaux. Pour moi, c’est un capharnaüm d'informations qui sort de partout, sur instagram il y a de très beaux projets mais on ne sait plus où regarder. Dans ce brouhaha de belles images, de beaux projets, je préfère m’intéresser à des choses que je ne connais pas. Je ne connais pas encore les architectes qui ont produit durant le XXème siècle, j’ai une bibliographie très fournie et je me rapproche de cela. Pour l’instant j’y vais petit à petit sur certains projets ou architectes. 

 

Aujourd'hui la communication est très éphémère, on voit que des belles images et c’est un peu la “société du spectacle” à son paroxysme. On ne sait même plus si les projets sont construits car les perspectives sont tellement réalistes. On dit que c'est une belle image, mais on ne sait plus si c’est un beau projet, bien fait, bien conçu, bien pensé. 

Pour cela il faut attendre, il n'y a que les bibliographies avec des détails qui nous permettront de juger vraiment. C’est pour cela que je m'intéresse aux architectes qui ne sont pas à la mode, parce que la mode passe rapidement.

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Comment se prémunir du “green washing” dans les projets ?

 

C’est difficile mais j'arrête de regarder les autres projets, déjà parce que cela peut rendre aigri et puis j’essaie de faire bien mon travail, j’arrête de me comparer aux autres, celui qui a fait la plus grande tour, le bâtiment le plus vert…Ce n’est pas très intéressant en vrai, moi j’essaye de faire le peu de travail qu’on a et de le faire bien et jusqu’au bout. C’est comme cela que j’avance, bien sûr j’aime beaucoup les belles choses, mais c’est de la consommation pure et simple, cela ne m’apporte pas grand chose. La consommation pure du dernier projet qui vient de sortir à Paris dans une ZAC quelconque, cela me fait une belle image mais cela ne m’apporte rien dans ma conception du projet. Et comme je ne connais pas déjà la moitié des supers grands projets qui ont existé, j’ai cité quatre grands architectes, mais il y en a énormément que je ne connais pas. Je connais très peu la production de Charles Henry Mackintosh (21) de plein d’autres architectes que j’aimerais bien développer. 

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Est-ce que selon toi l’architecture tend à devenir un bien de consommation ?

 

L’architecture est déjà un bien de consommation, la preuve le promoteur est un métier où l'on se fait de l’argent sur le logement. Ce qui n’est pas de la consommation, est quelque chose dont on ne fait pas profit. A partir du moment ou l’on revend des logements cela devient un bien de consommation pour moi, lorsque ça ne l’était pas c’était de l’architecture vernaculaire. En tant qu’architecte nous rentrons dans un métier de services et donc dans ce système de consommation. Pour limiter cet effet, il faut essayer d’apporter une plus value au logement qui aille au-delà de notre propre rémunération. Notre but n’est pas de produire du logements c’est de faire des bons logements qui durent longtemps dans lesquels les habitants se sentiront bien.

Pente de la Croix Rousse, un tissu urbain bas et dense, Lyon.

15. Jusqu'en 1968, l'architecture était enseignée à l'École des Beaux-Arts de Paris. Dans les années 60, la capacité d'accueil de l'ENSBA était dépassée et l'enseignement devenait obsolète. En 1965, une réforme divise les ateliers d'Architecture en trois groupes, avec le groupe C s'installant dans des bâtiments temporaires. Les événements de Mai 1968 entraînent la création des "Unités Pédagogiques d'Architecture" par André Malraux, avec la sixième unité formée en 1969 par des étudiants et enseignants en désaccord avec les autres.

16. L'Académie de la Pierre, dirigée par Gilles Perraudin, vise à promouvoir la connaissance de la pierre en architecture via expositions et ateliers. Chaque été, elle organise un atelier sur la construction en pierre massive, incluant des ateliers de conception, des conférences d'ex et des visites de carrières et d'œuvres architecturales.

17.​ La loi de Blondel permet de calculer la hauteur idéale des marches d'un escalier droit et donc d'anticiper son confort d'utilisation. En effet, il est estimé qu'un escalier d'habitation sera confortable si ces marches mesurent en moyenne 17 cm de hauteur, pour giron allant de 26 à 30 cm.

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18.​ Architecte et urbaniste, Simon Teyssou est né à Paris en 1973, d’une mère américaine et d’un père français. Il passe son enfance dans le Cantal puis fait ses études à Clermont-Ferrand et Aberdeen en Écosse. Diplômé en 2000, il emménage d’abord à Clermont-Ferrand puis retourne dans le Cantal et s’installe au Rouget, bourg de mille habitants.

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19.​ Né dans le Jura, il fonde sa première agence à Paris en 1990. Pour Bernard Quirot, l’architecture est avant tout l’art de la construction, de la tectonique et de la proportion qui concrétise un site. Chaque projet architectural est l’expression d’un système de construction sélectionné et du matériau choisi pour sa réalisation. L’architecte est convaincu que les effets néfastes de la logique néolibérale mondialisée et la crise environnementale nous poussent à réfléchir à des alternatives, à un changement de paradigme plus centré sur l’action locale.

20.​ Le courant minimaliste en architecture s'inscrit dans la démarche entreprise au début du XXe siècle par le Bauhaus, notamment par des architectes et designers comme Ludwig Mies van der Rohe ou Marcel Breuer. 

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21.​ Charles Rennie Mackintosh est un architecte, concepteur et aquarelliste britannique né le 7 juin 1868 à Glasgow en Écosse et mort le 10 décembre 1928 à Londres. Il est le principal représentant de l'école de Glasgow, courant issu du mouvement Arts & Crafts, qui influencera le mouvement Modern Style, pendant anglo-saxon du style Art nouveau. 

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