Marc Held

Designer & architecte autodidacte
Marc Held, designer et architecte autodidacte, développe depuis les années 1960 une œuvre singulière entre artisanat, modernité et engagement vernaculaire. Après avoir travaillé pour IBM, Avoriaz, il choisit de se retirer en Grèce, puis au Sénégal, où il conçoit des maisons et des équipements ancrés dans leur territoire. Notre rencontre à Samba Dia, autour de l’école construite en terre crue a permis d’aborder son parcours, ses convictions, et sa pratique de l’architecture comme acte profondément humain et politique.

Pouvez-vous me raconter votre parcours, comment êtes-vous devenu designer et architecte ?
Mon parcours est long. Très long. Tout a commencé au début des années 60, presque par accident. J’étais professeur d’éducation physique dans l’enseignement public, comme mon père. Mais déjà, je cherchais autre chose : j’ai essayé d’écrire, de jouer au théâtre, mais j’étais trop timide. Finalement, je suis tombé dans la marmite du design et de l’architecture. Une passion fulgurante. J’ai tout lu, tout vu, j’ai exploré sans relâche.
Très vite, j’ai été séduit par le Bauhaus — je parle allemand, j’ai des origines allemandes — et par les Scandinaves, les Italiens aussi. Ce mélange entre technologie (tube, métal, chrome) et artisanat m’a bouleversé. Cette synthèse m’a touché d’autant plus que j’ai été élevé en partie à la campagne, avec un lien très fort au monde rural.
Dans ces années, je côtoyais des artistes, des peintres, des intellectuels. Robert Wogensky (1) le frère de l’architecte André Wogensky, Michel Thompson (2), Edgar Morin — toujours un ami. Robert a été l’un des premiers à croire en mon travail. Il regardait mes prototypes, que je bricolais seul, sans commande, juste par nécessité intérieure. Il m’a dit : « Personne ne montrera jamais ton travail si tu n’as pas de showroom. »
Alors on a pris une décision folle : on a vendu notre appartement — qu’on finissait à peine de payer — pour ouvrir une boutique. On est retournés en HLM, à la Porte des Lilas, en plein « populo ». J’aimais le peuple. Comme Hassan Fathy, que j’ai eu la chance de rencontrer en Corse, et dont les idées sur la construction avec les ressources locales m’ont profondément marqué. Il m’a confirmé dans mon intuition première : on ne construit bien qu’en partant du sol sur lequel on est, des gens qui y vivent, et des matériaux à portée de main.

1. Robert Wogensky (1919–2020) est un peintre-cartonnier français, acteur clé du renouveau de la tapisserie moderne. Formé aux Beaux-Arts, il collabore avec Jean Lurçat puis les ateliers d’Aubusson. Mosaïste et fresquiste, il enseigne aux Arts appliqués (1956–1985) et travaille avec Jean Prouvé dans les années 1970.

2. Michel Thompson (1921–2007) est un peintre français formé à la Grande Chaumière, proche de Bernard Buffet et Paul Rebeyrolle. Cofondateur en 1948 du groupe L’Homme témoin, il défend une peinture figurative opposée à l’abstraction. Exposé à la Biennale de Venise en 1952, il oriente son œuvre, dès les années 1970, vers une stylisation plus épurée et géométrique.
Porte des Lilas , photo Mark Held, 1960.
Avec l’argent de la vente, on a acquis le droit au bail d’un petit local au 51 rue de Seine. J’ai dessiné la boutique, je l’ai aménagée moi-même, rempli de ce design européen que j’aimais : scandinave, italien, allemand. On n’était pas commerçants, mais on a ouvert L’Échoppe… et le succès a été immédiat. À tel point que des étudiants en architecture venaient y déposer leurs listes de mariage ! Il y avait la queue devant la porte. Et puis, sans réseau ni piston, des magazines ont commencé à parler de moi. La Maison Française (3) m’a consacré sa couverture et une douzaine de pages sur une surélévation que j’avais faite près des Buttes-Chaumont et le magazine Connaissance des Arts, un article intitulé : « une muséographie à l’échelle du commerce » (4). Un vrai coup de chance.
Je suis un autodidacte. Je dessinais à peine. Mais la passion compense tout. J’aime dire aux jeunes : si vous êtes habités par une passion, vous apprendrez plus vite que dans n’importe quelle école. Ceux que j’ai vus réussir sont ceux qui aimaient profondément ce qu’ils faisaient, pas seulement ceux qui avaient du talent. C’est alors que tout a basculé !
3. La maison française, N° 161, octobre 1964. « Marc Held aux buttes chaumont ». solange gorse
4. Connaissance des arts, août 1966, « muséographie à l'échelle du commerce ».

Un jour, Gérard Brémond passe la porte de L’Échoppe, avec les architectes Jacques Labro (5), Jean-Jacques Orzoni et Jean-Marc Roques. Ils me proposent de les rejoindre sur un projet fou : construire une station de sports d’hiver à Avoriaz. J’accepte. Et je passe trois ans à travailler notamment sur l’hôtel des Dromonts (6). J’y apprends tout, sur le terrain.
De retour à Paris, les projets s’enchaînent. L’un d’eux est emblématique : une maison à Gif-sur-Yvette, commandée après un concours où je me suis retrouvé face à Claude Parent. Le terrain était inondable. Plutôt que de lutter contre l’eau, j’ai proposé de l’accueillir : un lac, une maison sur pilotis ou barge, tout en acier Corten. J’ai gagné. Ce fut quatre ans de bataille avec l’entreprise, des centaines de télégrammes envoyés. Mais je suis allé jusqu’au bout. Le paradoxe ? Aucun magazine français ne l’a publiée. En revanche, The Journal of the American Institute of Architects l’a sélectionné comme projet étranger représentatif de l’année (7).

Article de Norma Skurka publié dans « The New York Times Magazine », 17 septembre 1972. Marc Held photographié devant L’Échoppe ; salon de son appartement de la rue de Seine et sièges Culbuto édités par Knoll.

5. Jacques Labro (1935–2024) est un architecte français, formé aux Beaux-Arts de Paris et lauréat du Grand Prix de Rome. Cofondateur de l’Atelier d’architecture d’Avoriaz, il conçoit la station du même nom, emblématique d’un urbanisme piéton et écologique, récompensé par l’Équerre d’argent en 1968. Il enseigne à l’École d’architecture de Paris-Conflans jusqu’en 2002.
6. Hôtel des Dromonts, Avoriaz, 1966. Architectes : Jacques Labro, Jean-Jacques Orzoni, Jean-Marc Roques (AAA). Commandé par Gérard Brémond, l’hôtel lance une architecture en tavaillons, avec un intérieur conçu par Marc Held.
La Maison Utopie, Gif-sur-Yvette, photo ville de Gif-sur-Yvettes.
Ce projet a attiré l’attention d’IBM (8). Petit à petit, ils m’ont confié des projets plus importants, jusqu’à celui de Montpellier : un centre social de 7 à 10 000 m². Ils m’ont laissé le choix : un bâtiment high-tech ou une approche vernaculaire. Le siège de New York a tranché : ce serait le vernaculaire. J’ai dû rentrer à l’Ordre des Architectes pour pouvoir signer. La cérémonie de prestation de serment ? Je m’en souviens encore. Pendant que je récitais le serment, je pensais : je vous emmerde. Mon ami Raymond Marcus, qui deviendra un collaborateur fidèle, m’avait entendu.
7. AIA JOURNAL (The American Institute of Architects Journal), mid-august 1982. The first annual review of recent world architecture. « France : Cor-ten Castle Rises From a Pond in a Verdant Paris Suburb ». Donald Canty
8. « La lande », pour la compagnie IBM montpellier / 1984 - 1985

Photo Hôtels Dromonts en chantier, Avoriaz. Architecte Jacques Labro.
Quelle place tient l’architecture vernaculaire dans votre travail ?
L’architecture vernaculaire n’est pas un effet de mode pour moi. C’est un fil rouge, un engagement de toujours. Dans les années 90, quand j’ai publié Maisons de Skopelos, Précis d’architecture vernaculaire (9), l’éditeur m’avait demandé : «Mais ça veut dire quoi, vernaculaire ?» Aujourd’hui, tout le monde l’emploie. À l’époque, c’était presque inaudible.
Je suis de ceux qui pensent que l’architecture moderne est morte. Peter Blake l’a formulé avec ironie : « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32, ou à peu près... » (10). Je partage ce constat. Ce qu’on a produit dans le sillage du fonctionnalisme, à part quelques œuvres isolées, est catastrophique. Toute cette idéologie industrielle, standardisée, répétitive — qu’elle vienne du stalinisme, du capitalisme ou des théories de Le Corbusier — c’est une forme de dictature. J’admire certains bâtiments de Corbu, bien sûr. Mais son discours, son arrogance, son mépris du contexte... non.
J’ai grandi à la campagne. J’ai appris à respecter les paysans, les ouvriers, les humbles. Et ce que je refuse, c’est la dépendance à la technologie, à l’électricité, aux systèmes. On a construit des sociétés entières fondées sur cette dépendance. Aujourd’hui, les enfants n’ont plus de temps pour penser. Les écrans, le divertissement permanent les ont avalés. Et le logement, au lieu d’émanciper, rend dépendant.
9. Maisons de Skopelos, Précis d’architecture vernaculaire, Marc Held, éd. Kastaniotis, Athènes, 1994. Photographies, relevés et analyses issus d’un travail de terrain mené sur trois ans dans les îles des Sporades (Grèce).


"Maisons de Skopelos", Marc Held, 'Précis d'Architecture Vernaculaire', Préface de Jack Lang, Ed. Éditions Reprotime,
10. Peter Blake (1920–2006) est un architecte et théoricien américano-allemand, formé à Londres puis aux États-Unis auprès de Louis Kahn. Auteur du célèbre Form Follows Fiasco (1978), il mêle critique du modernisme, récit personnel et réflexion architecturale.
Pour moi, l’architecture doit faire exactement l’inverse : elle doit relier à la nature, favoriser l’autonomie, l’usage des matériaux et savoir-faire locaux. C’est un projet politique, au sens noble. Un rejet du productivisme, qu’il soit capitaliste ou communiste. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans Rêvons d’une autre ville (2022) (11). Ce livre ne parle pas de forme, mais de structure sociale : comment on habite, comment on travaille, comment on se nourrit, comment on vit ensemble. Tout est lié.
Vernaculaire, cela signifie construire avec ce qu’on a sous la main — la pierre, la terre, le bois — et avec ceux qui vivent là. Mon ami Gilles Perraudin (12) le montre magnifiquement avec la pierre. Moi aussi, dans les années 70-80, je suis allé à contre-courant, en construisant une grande maison en pierre, que Hassan Fathy a visitée et dont il a signé une photo dans mon dossier. J’en suis fier. On peut tout résoudre avec des matériaux naturels : isolation, durabilité, beauté.
Mais il ne s’agit pas seulement de matériaux. Il s’agit de rapports humains. Construire, ce n’est pas seulement produire. C’est collaborer. Connaître ceux qui participent à l’acte de bâtir. C’est enrichissant pour tout le monde : pour le concepteur, pour l’habitant, pour l’artisan. C’est une éthique.
Je l’ai compris quand j’étais à l’apogée de ma collaboration avec IBM. L’agence aurait pu encore grossir. Mais j’ai vu venir le piège : celui de devenir un chef d’entreprise plus qu’un architecte. Ce n’est pas ma voie. J’ai besoin d’être au plus près du projet, de voir tout, de penser à tout, jusqu’à la dernière vis. Je crois en l’aphorisme : « Dieu est dans les détails ». Léonard de Vinci disait aussi : « Les détails font la perfection, mais la perfection n’est pas un détail. » C’est comme en musique : la mélodie ne suffit pas, il faut l’orchestration.
C’est pour cela que je revendique une posture d’artisan. Igor Stravinsky (13), dans Poétique musicale, parle longuement de l’artiste-artisan. Pendant longtemps, on ne séparait pas les deux. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes architectes que je rencontre veulent justement échapper au modèle des grandes agences. Ils veulent construire à taille humaine, restaurer, bâtir avec sens.
Et on en aura besoin. La montée des eaux va forcer des millions de gens à quitter les littoraux. Il faudra construire, massivement. Il y a un déficit colossal de mètres carrés dans le monde. Et pourtant, on continue de confier le logement — aussi vital que l’éducation ou la santé — aux lois du marché. C’est un scandale. Comme le disait déjà Proudhon (14) : la spéculation sur l’habitat, c’est du vol. Alors oui, il faudra une armée de jeunes architectes pour répondre à ce besoin. Mais il faudra aussi leur transmettre l’envie, l’éthique, et surtout leur apprendre à vivre modestement. Moi, malgré ma notoriété, je ne suis pas riche. J’ai une maison en Grèce, c’est tout. Je n’ai pas de voiture de luxe, pas de vêtements de marque. Et je m’en fous.
J’ai passé vingt-cinq ans en Grèce à construire des maisons en pierre, dans le silence. Sans médias. Sans réseaux. Juste pour faire du bon travail. Et je l’ai fait sereinement. Si on accepte de vivre comme ça, humblement, avec cohérence, alors on peut se regarder dans la glace. Et ça vaut tout l’or du monde.
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous éloigner du système architectural dominant pour construire autrement, plus simplement ?
J’ai eu la chance d’être accepté dans un petit village corse, Zilia (15), au-dessus de Calvi. Quinze kilomètres, mais un monde à part, au pied de la montagne. Une région d’une beauté absolue, empreinte d’architecture vernaculaire. Ces maisons paysannes, sobres, puissantes. Ce n’est pas de l’art au sens noble, c’est mieux : le paysan ne parle pas d’art, il le produit.

11. Rêvons d’une autre ville ! Broché – Grand livre, 8 septembre 2022, de Marc Held (Auteur), Gilles Perraudin (Préface).

12. Gilles Perraudin est un architecte français né en 1949, reconnu pour son engagement en faveur d’une architecture ancrée dans les ressources locales. Co-fondateur de l’agence Jourda & Perraudin dans les années 1980, il développe par la suite une œuvre personnelle marquée par l’usage massif de la pierre, la simplicité constructive. Il enseigne à l’ENSA de Lyon, et ses projets illustrent une pensée architecturale rigoureuse, écologique et poétique.
13. Igor Stravinsky, Poétique musicale, conférences données à Harvard en 1939–1940, éd. Gallimard, 1947. Dans cet ouvrage, Stravinsky décrit le processus de création musicale comme un travail d’artisan, fait de contraintes, de structure et de rigueur, plutôt que d’inspiration spontanée.
14. Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, 1840. Philosophe et théoricien du socialisme libertaire, Proudhon défend une critique radicale de la propriété comme vol, et milite pour une société fondée sur la justice, l’équité et l’autonomie des individus.

15. Panorama Village de Zilia, Haute-Corse et le territoire de la collectivité de Corse. Elle appartient à l'ancienne piève de Pino, en Balagne.
On y a acheté une minuscule bergerie, perchée dans la montagne, à vingt minutes de marche sur un chemin muletier. Lampe à pétrole, eau du ruisseau, autonomie totale. Une vie simple, merveilleuse. J’ai agrandi la bergerie dans le respect de ce que Jacques Ellul (16) appelait l’esprit du lieu, un concept repris plus tard par le biologiste René Dubos (17). J’aime beaucoup cette phrase issue d’un poème de Tagore (18), que Dubos cite : « Courtisons la terre. » Il s’agit d’être dans une relation d’amour, de douceur, presque de tendresse avec l’environnement.
Un couple d’amis corses, Simone et Monsieur Bocognano, m’a demandé de leur construire une maison. J’ai imaginé une composition inspirée des pagliaghji (19), ces hangars paysans aux volumes simples, de forme pyramidale tronquée. Pas de démonstration d’ego : low profile, comme on dit. S’intégrer, s’imbriquer, se lover dans le paysage. Mon premier réflexe, malgré mon goût pour le vernaculaire, c’était le béton brut. Mais Jacques Santelli, le maçon — et maire de son village, devenu un frère — m’a dit : « Tu devrais la faire en pierre. » Il avait raison.
On l’a construite ensemble, avec Jacques et des maçons marocains, héritiers d’un vrai savoir-faire. Ce chantier fut une leçon de respect mutuel et de beauté et est resté l’un de mes plus chers.
Puis un ami, Toni Casalonga (20) (musicien, dessinateur, esprit libre) m’a parlé d’un séminaire organisé avec Hassan Fathy. Je n’en avais jamais entendu parler. C’était en 1970, au couvent d’Alzipratu (21). Au départ, j’étais sceptique. Je redoutais un discours théorique ennuyeux. Mais Hassan Fathy est arrivé... et le miracle a eu lieu. Huit jours de parole ininterrompue, fluide, comme une tapisserie orientale. Il disait exactement ce que j’avais au fond de moi, sans avoir encore osé le formuler. Je me souviens d’un moment où nous étions sous un arbre, en cercle, et un oiseau s’est posé sur son épaule. Ce n’était pas une anecdote, c’était un symbole. Ce séminaire a été une confirmation lumineuse : oui, on pouvait construire autrement, humblement, avec la terre, avec les gens, avec l’essentiel.
À la même époque, alors que l’agence était en pleine explosion, qu’on nous proposait de participer à de grands projets comme la Tour Descartes à la Défense, j’ai dit non. Cul-de-sac. J’ai transmis tous mes projets à mes collaborateurs et je suis parti vivre en Grèce avec ma femme.
Là-bas, j’ai entrepris un travail de fond : relever, photographier, penser l’architecture des Sporades, notamment à Skopelos. Trois ans de travail : relevés, textes, photos. Le résultat : Maisons de Skopelos, précis d’architecture vernaculaire (22) un livre publié en trois langues, largement diffusé. Il m’a valu des invitations à donner des conférences à Athènes, Bologne, Thessalonique. Et puis j’ai cédé. J’ai construit une première maison en Grèce, la maison de Nina (1997–1999), puis onze autres, toutes à la main, du premier croquis à la remise des clés. Toujours dans un rapport étroit avec les clients. Aujourd’hui encore, ces clients sont mes amis. C’est rare dans ce métier, mais c’est ce que je souhaite à tous les jeunes architectes : créer des liens durables, sincères, sur la base du respect du programme, de la parole donnée, de la présence.
Je ne mène jamais plusieurs projets à la fois. Quand je suis là, je suis là. Papa est là, comme je dis. Et dix ou quinze ans après, s’il y a une modification, je reviens. Gratuitement. Parce que ce qui compte, c’est le lien. Parce que construire, c’est aussi entretenir le lien. C’est un rapport profond, presque intime. Et je plains les architectes qui, par peur ou conformisme, n’ont pas eu la chance — ou le courage — de vivre comme ça.

16. Jacques Ellul (1912 - 1994) Sociologue et théologien, Jacques Ellul développe une critique radicale de la société technicienne et introduit la notion « d’esprit du lieu », appelant à une réappropriation humaine, locale et éthique de notre rapport au territoire.
17. The Genius of the Place. Université de Californie, Berkeley - 26 février 1970. École de la Forêt et de la Préservation de la Nature, The Horace Conservation Lectureship.

18. Rabindranath Tagore (1861–1941) est un poète, philosophe et artiste bengali. Premier écrivain non européen à recevoir le prix Nobel de littérature (1913), il développe une œuvre marquée par l’humanisme, la spiritualité et la nature.
19. En Corse, les pagliaghji (au singulier pagliaghju) désignent de petites constructions rurales traditionnelles, généralement en pierre sèche, utilisées autrefois par les bergers et les paysans comme abris temporaires, lieux de stockage ou étables d’appoint.
20. Toni Casalonga (né en 1938 à Ajaccio) est peintre, graveur, sculpteur et scénographe. Formé à Paris et à Rome, il retourne en Corse dans les années 1960 où il devient une figure centrale du Riacquistu, mouvement de renouveau culturel insulaire. Fondateur de la coopérative Corsicada à Pigna, il allie engagement artistique et militantisme culturel.
21. Séminaire d’Alzipratu avec Hassan Fathy (mai 1979). Transcription Marie-Simone Nobili.
Hassan Fathy (mai 1979). Corse.
Qu’est-ce qui vous a conduit à vous engager dans un projet architectural au Sénégal ?
Le lien avec le Sénégal remonte à l’adolescence, à travers une amitié marquée par un fort intérêt pour les cultures afro-américaines et un contexte militant antiraciste de l’après-guerre. Cette proximité s’est prolongée à travers des relations familiales et des échanges culturels, bien que le premier voyage au Sénégal n’ait eu lieu que bien plus tard, dans un moment de transition personnelle.
Ce séjour initial fut l’occasion d’un rapprochement avec une famille sénégalaise d’artistes et d’intellectuels. Il a permis d’inscrire ce retour dans un cadre à la fois affectif et culturel. Lors de ce voyage, l’idée d’un projet architectural s’est cristallisée autour d’un besoin exprimé localement : la création d’une école maternelle dans le village de Samba Dia, une zone rurale où l’accès à l’éducation préscolaire reste très limité.
Ce village, composé d’une diversité d’ethnies vivant en harmonie, se distinguait aussi par une vie communautaire forte et un lien au territoire prégnant. Un groupe de jeunes issus de la région, ayant accédé à l’enseignement supérieur dans des conditions très difficiles, a contribué à faire émerger ce besoin urgent d’infrastructure éducative.
C’est dans ce contexte que l’idée d’une école a pris forme, à travers un projet collaboratif initié à l’occasion d’un workshop sur l’architecture vernaculaire au Liban, en 2017. Autour d’un petit groupe d’architectes engagés — dont Gilles Perraudin, Fadlallah Dagher (22), et d’autres jeunes praticiens — s’est constituée une dynamique de co-conception.

22. Fadlallah Dagher est architecte à Beyrouth, diplômé de l’ALBA. Spécialiste de la réhabilitation du bâti ancien, il a restauré plus de vingt édifices du XIXe siècle. Enseignant à l’ALBA puis à l’Université américaine de Beyrouth, il est engagé depuis plus de trente ans dans la préservation du patrimoine au Liban.

Le projet s’est construit sur plusieurs fondements : pédagogie alternative (Montessori), architecture en matériaux locaux (terre crue, peu de bois), usage raisonné de l’espace (bâtiments décentralisés et répartis), et principe d’autonomie fonctionnelle (jardinage, préaux, sanitaires, récupération d’eau). L’idée de formes ouvertes — en particulier l’usage d’un plan octogonal — a émergé dans une logique de composition spatiale centrée et rayonnante.
En collaboration avec l’architecte d’origine libanaise Angèle Keserwany (23), un travail en plusieurs phases a permis de faire évoluer le projet : workshop en Grèce, séjour d’étude au Sénégal, enquêtes de terrain, ateliers collectifs, plans, maquettes, levées de fonds. Sans financement institutionnel, la construction a débuté grâce au soutien direct de mécènes privés et d’un engagement local fort.
Une première classe a été réalisée en 60 jours, en collaboration avec des artisans du village et des environs. L’usage de la chaux a permis de renforcer la protection du bâti contre les intempéries. Le chantier, mené dans une dynamique fraternelle, a servi de catalyseur pour la suite du projet : clôtures, aménagements extérieurs, mobilier, puits, plantations… L’ensemble de l’opération s’est étalé sur quatre années, articulant démarche expérimentale, rigueur artisanale et ancrage territorial.

Workshop sur l’architecture vernaculaire au Liban, en 2017.

23. Angèle Keserwany est architecte, artiste et musicienne libanaise. Spécialisée en architecture de terre depuis 2010, elle développe une approche engagée fondée sur les ressources locales, entre recherche, création et transmission. Formée au laboratoire CRATerre (ENSAG), elle mène des projets en France, au Liban, au Brésil et au Sénégal.
Chantier école Samba Dia, village Sénégal. Architecte et deisgner, Marc Held.
Quelles ont été les principales contraintes climatiques auxquelles vous avez dû répondre pour concevoir l’école de Samba Dia ?
L’école a été pensée pour répondre à deux contraintes majeures : une chaleur extrême (jusqu’à 42°C pendant huit mois) et des pluies intenses accompagnées de vents violents durant l’hivernage. Face à cela, une approche bioclimatique a été adoptée. Les murs en briques de terre compressée (BTC), épaisses de 30 cm, assurent l’inertie thermique. Une ventilation naturelle traverse les bâtiments grâce à un système de cheminée passive (entrées d’air basses et évacuations hautes), inspiré d’Hassan Fathy. Les cheminées, toutes différentes, ont aussi un rôle architectural. Pour protéger les murs de la pluie, deux principes ont été appliqués : un soubassement en bas ("bottes") contre les éclaboussures, et des génoises en haut, reliées à des chéneaux enterrés pour récupérer l’eau. La toiture repose sur une structure légère (mât central, poutrelles, contreplaqué local), isolée avec des briques d’adobe et une couche multicouche, garantissant fraîcheur intérieure et étanchéité. Les sanitaires ont été conçus selon les usages locaux (lavage à l’eau, enfants non autonomes), avec une salle d’eau adaptée, des matériaux simples à entretenir, et un carrelage composé de fragments récupérés. Les espaces extérieurs jouent un rôle éducatif : préaux ombragés, zones de jeux et jardins pédagogiques. Enfin, les bâtiments principaux sont en BTC, mais les sanitaires expérimentent une construction en adobe pur, sans béton, avec fondations en pierre et charpente en eucalyptus. Résultat : ventilation efficace et confort thermique, validant les techniques vernaculaires.

Entrée de l'école Samba Dia, Photo Marc Held
Quelle importance accordez-vous au ressenti des usagers dans votre architecture ?
Il y a une chose importante à évoquer : la question des espaces, de leur diversité, de leur agencement. Impossible, à mes yeux, de les réduire à une logique mathématique. Le fameux nombre d’or, par exemple, me laisse sceptique. Dans le vivant, les canons de beauté ont toujours varié : des Vénus préhistoriques magdalénienne aux statues hellénistiques, des femmes peintes par Ingres aux mannequins d’aujourd’hui… Ce sont toujours des constructions culturelles, des normes changeantes. Ce qui compte, c’est la perception, le ressenti. On ne calcule pas un bon espace, on le sent. L’alternance entre lieux fermés, espaces traversants, structures tramées, provoque des sensations, comme en musique. Cela échappe à la démonstration, mais ça parle au corps, à l’émotion. L’objectif, c’est cela : procurer une forme de bien-être, un plaisir sensoriel discret, parfois imperceptible, mais réel. Dans les bâtiments que je conçois, notamment pour les enfants, cette attention est centrale. Un enfant de trois ou quatre ans mesure 80 centimètres : il perçoit l’espace différemment. Il faut lui offrir une échelle juste, un environnement qui ne l’écrase pas.
Il y a deux ans, la visite du Point du Jour de Fernand Pouillon, à Boulogne, a été une révélation. Connaissant son œuvre et son parcours, je ne m’attendais pas à une telle émotion. Il a réussi à créer des ensembles denses et hauts, sans dureté, sans violence formelle. Une phrase résume sa vision, que je partage pleinement : « Lorsqu’on construit pour les gens modestes, on doit leur offrir des espaces palatiaux. » C’est une question de dignité. Ici, à Samba Dia, quand les enfants évoluent dans ces volumes, il se passe quelque chose. Ils sont bien. Et c’est peut-être la seule chose qui compte vraiment.
Quel message aimerais-tu transmettre aux jeunes architectes et aux nouveaux décideurs aujourd'hui, à travers ce projet et à travers ton travail ?
Ce n’est pas simple de résumer tout ce que j’aurais envie de dire à de jeunes architectes ou à des étudiants en une seule phrase. Mais s’il fallait leur laisser un conseil — au-delà même de la profession — ce serait celui-ci : trouvez un moyen de survivre matériellement sans vous compromettre avec la société productiviste. C’est un compromis difficile, mais l’estime de soi que cela permet de préserver n’a pas de prix. Même si cela implique une vie modeste, à contre-courant, sans reconnaissance sociale immédiate, cela en vaut la peine. Ce qui compte, c’est l’intégrité, pas les normes de réussite que la société impose. Mais attention : cette posture n’a de sens que si vous êtes vraiment habité par la passion du métier. Si vous abordez l’architecture comme un emploi parmi d’autres — comme on ferait du droit, de la com, ou de l’exégèse — vous pouvez devenir un bon professionnel, bien sûr, et ce sera déjà beaucoup. Mais ce ne sera pas la même chose.
Si vous êtes passionné, alors il vous faut apprendre le métier. On ne donne pas un concert de violoncelle juste parce qu’on aime la musique. J’ai eu la chance d’avoir un ami grand violoncelliste allemand. Je le voyais travailler, répéter encore et encore, plusieurs fois par jour. La passion n’exempte pas de la technique, au contraire. Elle vous donne juste l’endurance pour l’acquérir plus vite. Et c’est là que je m’interroge : est-ce que l’enseignement actuel prépare vraiment à cette exigence ? Je n’en suis pas certain. Mais ici, quand des stagiaires viennent travailler sur le terrain, au contact de la matière, de la terre, de la construction, ils comprennent tout de suite : « c’est ça, apprendre ».
Alors oui, il faut apprendre à se servir des outils numériques, étudier ce que les anciens ont fait, se cultiver, bien sûr. Mais surtout : mettre les mains dedans, construire, se confronter au réel. Travailler en équipe, bouger d’un chantier à l’autre, se frotter à des pratiques différentes.
Que vous choisissiez une voie plus spécialisée, en agence, ou que vous soyez de ceux que la passion dévore, n’oubliez jamais d’apprendre le métier. Sinon, vous serez comme ces musiciens amateurs qui aiment écouter de la musique, mais ne savent pas jouer. Et ça, ce n’est pas suffisant.
Retranscription, Antoine Basile, architecte des patrimoines, 28 août 2025.
