Martin Pointet
Bureau d'étude construction en terre
Architecte DPLG diplômé en 2005 de l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Grenoble. Première expérience avec la construction en terre crue avec l'entreprise AKTerre. Cofondateur de l'entreprise Caracol organisée en trois secteur d'activité : Chantier, étude et formation autour des architectures en terre crue. Collabore 5 ans avec le projet Amàco (Atelier Matière à Construire). Cofondateur du bureau d'étude BE - Terre.
Peux-tu te présenter ?
Je m'appelle Martin Pointet, je suis architecte DPLG (1). J'ai été formé à l'école d'architecture de Grenoble et pendant mes études, j'ai travaillé avec Andréas Krewet (2) de l'entreprise Cabestan (3).
Andréas nous a formé sur chantier avec l’entreprise AKterre (4), à l’époque où son activité consistait aussi à vendre des matériaux de construction en terre crue. Nous étions quelques étudiants à nous former auprès de lui sur les chantiers.
Cette période d’apprentissage a ajouté une portée pratique à la théorie de l’enseignement à l’ENSAG, j’ai pu mettre la main à la pâte très tôt et cela m’a permis par la suite de valider une équivalence niveau CAP (5). En effet, nous avions réalisé plus de trois années d’expérience de chantier pendant nos études d’architecture et nous avons pu monter après le diplôme une entreprise de construction : la SCOP Caracol éco-construction (6).
Cette première entreprise a vécu pendant une dizaine d'années. L’idée originelle était de porter des projets d’architecture en terre crue, depuis la conception jusqu’à la réalisation sur chantier, mais très rapidement les phases de réalisation ont pris le dessus. Pendant ces dix années, je me suis formé sur tout type de patrimoine en pisé en Isère, de la réhabilitation du bâti ancien jusqu’à la construction neuve. (enduits, maçonnerie de brique, pisé etc…).
Après cette expérience, j’ai intégré Amàco - l’atelier à construire (7), ainsi que les Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau, et en parallèle, j’ai constitué avec l'architecte Leonardo Egas , un bureau d’études nommé BE Terre pour accompagner les maîtrises d’ouvrage sur la conception et la réalisation de bâtiments qui intègrent le matériau terre crue.
Depuis 2022, je me consacre à l’enseignement au sein de l’ENSAG, en tant qu’enseignant - chercheur, affilié au laboratoire CRAterre, et je tente de réinterroger la réutilisation des techniques vernaculaires dans le cadre de la construction contemporaine. Comment définir les contraintes aujourd’hui, comme adapter ces techniques anciennes au cadre actuel…Tout cela concerne également la compréhension de la filière terre en France, le développement de nouveaux outils de construction avec un regard critique et l’expertise de ce qui se fait en France depuis vingt ans.
Peux-tu nous parler du lieu dans lequel nous réalisons cet interview et plus généralement du territoire de Paladru?
Ce lieu est une grange en pisé que nous rénovons à deux familles depuis une dizaine d’années. Une partie de cette grange est consacrée à l’habitation, il y a également un atelier menuiserie - bois, et nous avons dans l’idée de créer un espace de ressources et de connaissances sur le patrimoine en pisé de la région.
Cette grange se nomme la “grange Sonnière” (12), en référence au patrimoine en pisé présent autour du Lac de Paladru. Particulièrement, la grange Louisias (13) à Charavines, un monument historique classé en 1986, qui possède une toiture en chaume et la grande Dîmière (14) sur la route des villages du Lac de Paladru,
Nous voulions inscrire notre grange dans un réseau de bâtiments patrimoniaux et porter une démarche forte de connaissance sur les techniques de réhabilitation du bâtiment en pisé et concernant le patrimoine vernaculaire ancien, nous nous situons dans une région Auvergne Rhône-Alpes qui offre une grande diversité de techniques constructives en pisé. Les villages qui entourent le lac de Paladru concentrent un patrimoine important avec des bâtis en pisé, de tous types et de toutes tailles.
1. DPLG : diplômé par le gouvernement
2 : Andréas Krewet est ingénieur génie civil bâtiment spécialisé dans la construction en
terre et l‘efficacité énergétique bâtiment et industrie. Après un troisième cycle de spécialisation à la construction en terre à CRAterre (ENSAG), Andréas Krewet crée l’entreprise AKterre en 1998, afin de contribuer au développement du matériau terre en France. AKterre a pour vocation la mise à disposition d’une gamme de produits pour la décoration et d’une gamme de matériaux pour la construction saines et écologiques en terre crue & la recherche et le développement et la production de matériaux pour la construction en terre.
5. Certificat d'Aptitude Professionnel
6. La SCOP CARACOL ECO-CONSTRUCTION est une entreprise coopérative spécialisée dans la maçonnerie de terre crue.
Figure 1 : Le Pays Voironnais (d'après fond IGN). © © SIG Pays Voironnais (2020)
7. Amàco accompagne les professionnels et futurs professionnels de la construction, de l’architecture et du design dans la conception et la réalisation de projets transformant les matières naturelles disponibles localement en matériaux de construction. Amàco accompagne également le développement de filières de production de matériaux en terre crue et en fibres végétales dans les territoires. (Bureau d’études terre crue, design & architecture, formation, Ateliers & Expositions, matériel pédagogique).
8. Les Grands Ateliers, depuis 2002, sont un espace de formation, de recherche et de diffusion des savoirs dans le domaine de la construction autour des matériaux et de la matière, des techniques et technologies de la construction, des structures et de l’expérimentation, du bâtiment et de l’espace habité. Les Grands Ateliers ont pour vocation le décloisonnement entre les mondes, par le rapprochement des cultures qui interviennent dans la construction et la rencontre d’autres courants de pensée.
9. Architecte et urbaniste D.E et HMONP diplômé de l’École Nationale Supérieure d'Architecture de Saint-Étienne en 2014 et de l'Université de São Paulo en 2005. Fait partie de la promotion 2020-2022 du DSA Architecture de terre de l'ENSAG. Associé et gérant du bureau d'études BETerre depuis 2022.
Figure 2 : La Sonnière est un lieu-dit situé sur les hauteurs du village de Paladru où une grange classée remarquable est en cours de réhabilitation. Ce bâtiment agricole est intéressant de part son histoire, sa typologie, son authenticité et la richesse paysagère de son site. Cette bâtisse traditionnelle en pisé est unique de par sa forme longitudinale, présentant certaines parties ouvertes et d’autres fermées ainsi qu’une toiture qui la couvre d’un seul tenant. Utilisé comme bâtiment agricole jusqu’en 2000, il a conservé son caractère d’origine. Le site offre une vue remarquable sur le grand paysage du tour du lac.
13. Cette grange a été édifiée sur le flanc d'une colline. Elle est essentiellement constituée de pisé mais avec une assise de maçonnerie datant du début du XIXe siècle. Le bâtiment, en très bon état de conservation, s'organise suivant un plan rectangulaire. Les entrées du bâtiment sont situées sur le pignon ouest et sont protégées par une large avancée de toiture supportée par des consoles, selon un dispositif largement utilisé dans le pays voironnais, une secteur de l'ancienne province du Dauphiné. L'ensemble est surmonté d'un toit imposant avec deux pans et deux croupes et entièrement couvert de chaume de roseau. La grange est classée aux monuments historiques par arrêté du 22 mai 1986.
14. Ancienne dépendance du monastère Chartreux de la Sylve Bénite, la Grange Dîmière date de 1655. Murs en pierre, porche monumental, charpente magistrale culminant à 18 mètres de haut, elle offre aujourd’hui un écrin idéal à la mise en scène d’expositions de sculptures céramiques contemporaines.
Figure 3. Carte postale ancienne - Lac de Paladru, département Isère (38).
Figure 4. La grange Louisias à Charavines, un monument historique classé en 1986 en bon état de conservation. Selon le site de la mairie de Charavines, la grange a été construite en 1805 et elle reste l'un témoignage bien conservé au XXIe siècle de l'architecture traditionnelle paysanne de la communauté d'agglomération du Pays Voironnais.
L’Isère possède un patrimoine en pisé très présent et parfois méconnu. Dans certains villages comme Montferrat ou Bilieu, tout le centre-ville est construit en pisé mais les couches d’enduits successives ont occulté ce patrimoine. Au Nord de l’Isère, parfois près de 90% des centres-bourgs sont construits en pisé traditionnel. On trouve différentes typologies d’architecture : des granges délaissées avec une ancienne fonction agricole, des granges rénovées pour de l’habitation, de l’habitat urbain de centre-bourg, des murs de clôture, mais aussi quelques grands monuments comme des châteaux et des églises.
Figure 5 : Chapelle Bordenoud, Dolomieu © D.Richalet, archive départementale de l’Isère.
Dans le centre des villes moyennes, nous retrouvons également un patrimoine en pisé conséquent, comme au centre de Voiron, la Tour du Pin, ou bien Bourgoin-Jallieu.
Dans certains grands centres urbains comme Lyon, certains bâtiments atteignent le R+3 mais sont fortement cachés par des années de modifications et de transformations (enduit ciment etc…).
Historiquement, nous pouvons dater les dernières campagnes massives de construction en pisé avant la seconde guerre mondiale. A la reconstruction, le choix est fait d’utiliser des matériaux modernes comme le béton de ciment, les briques, les parpaings, “en raison de l’exode rural et surtout depuis la disparition des modes de travaux communautaires car la construction en pisé exigeait la mobilisation d’une très nombreuse main-d’œuvre. Le pisé, progressivement délaissé, disparaît après la seconde guerre mondiale.” (15)
Aujourd’hui, le pisé a disparu de la pensée collective, les habitants ne savent souvent pas qu’ils vivent dans une maison en terre. Après-guerre, rapidement ces types de construction sont devenus désuets et associés à la ruralité et à la pauvreté, les habitants à l’époque ont eu tendance à cacher le pisé en façade.
Aujourd’hui, nous vivons un renouveau de la construction écologique avec l’engouement pour les matériaux géo-sourcés et bio-sourcés. Des personnalités fortes et des centres comme le CRAterre ont permis de diffuser beaucoup d’informations sur ce type de construction, ainsi que sur les modes de réhabilitation du bâti ancien.
A la grange Sonnière, nous essayons de réaliser de petites conférences, des stages pratiques, des initiations au matériau, des portes ouvertes ainsi que des conférences dans les villages alentours.
En France, on estime à deux millions et demi (16) de bâtiments construits en pisé, soit 15% du patrimoine bâti (17). En région Auvergne Rhône-Alpes, ce chiffre oscille entre un et deux millions de bâtiments, cela montre que cette région est un des principaux territoires de pisé au Monde, au même titre que le Maroc. Par exemple, une bonne partie du centre de Lyon est construite en pisé avec des immeubles jusqu'à R+5.
Dans la région, autour du Lac de Paladru, tous les maçons ont dans leur carrière travaillé sur des bâtiments en pisé. Malheureusement, après la seconde guerre mondiale, nous avons assisté à une perte de savoir-faire généralisée et aujourd’hui une grande partie des interventions sur du bâti existant n’est pas adaptée. Certains bâtiments ont été mal réhabilités et croulent sous plus de 50 années d’enduit au ciment. Les pathologies majeures touchent les soubassements qui protègent des remontées capillaires (18). Dans certaines situations, les soubassements disparaissent sous plusieurs hauteurs successives de chaussées bitumineuses et le pisé entre en contact direct avec l’eau et cela cause de gros problèmes, parfois des effondrements de murs. L’autre problème principal concerne les enduits ciments, considérés comme des facteurs aggravant qui augmentent le taux d’humidité du mur en empêchant l’eau de s’évaporer.
Le problème, c’est que les bâtiments en pisé nécessitent un ensemble de dispositifs de protection pour être pérennes dans le temps : des soubassements, des débords de toitures, des enveloppes perméables à la vapeur d’eau. Lorsqu’on ne respecte pas ces dispositifs, on fragilise le bâtiment et les pathologies apparaissent.
15. Bâtiment rural en pisé en Rhône-Alpes,
wikipedia. 2024. Portail de l'Isère.
16. Enduits sur supports composés de terre crue - Règles professionnelles - ECOBATIR, LE MONITEUR, 2013 - p15.
.
17. Hubert GUILLAUD - Construire en terre. Dans une démarche globale, ce matériau prouve toute sa pertinence - Les Cahiers Techniques du Bâtiments, N°295 mars 2010.
18. La remontée d’humidité par capillarité (les remontées capillaires), est l’une des principales causes des problèmes d’humidité dans la maison. C’est une migration permanente d’humidité dans les murs en contact avec un sol humide du fait de la structure poreuse du matériau qui les constitue.
Quelles sont les spécificités du matériau terre crue ?
Aujourd’hui, les qualités essentielles du matériau terre crue dans la construction contemporaine concerne la régulation hygrothermique. Lorsqu’on travaille la masse et l’épaisseur, la terre peut apporter beaucoup d’inertie thermique (19) dans le projet. Cette inertie permet de conserver la fraîcheur, ou la chaleur cela dépend de la mise en œuvre du mur. Dans les projets, la terre crue permet d’obtenir des courbes de variations thermiques très stables par rapport à d’autres matériaux industriels.
Au niveau hygrothermique, la terre possède de l’eau, c’est donc un matériau à changement de phase naturelle (20) qui est capable de stocker de l’humidité sous forme de vapeur d’eau, ou d’eau condensée, puis de l’évacuer selon le climat environnant (21). Ces caractéristiques permettent d’obtenir des climats intérieurs très stables et donc un confort thermique élevé. Ce matériau possède aussi de nombreuses autres qualités comme le fait de pouvoir stocker des odeurs, de réguler l’acoustique (avec la captation de certaines fréquences) et enfin c’est un matériau qui peut être porteur également.
Je dirais pour finir que le principal intérêt réside dans le fait que la terre crue est un matériau écologique, complètement réversible et recyclable, s’il est employé sans stabilisation, c'est un cycle vertueux.
Figure 6. La grange Dîmière, sur la route des villages du Lac de Paladru
19. La capacité d’un matériau soumis à des changements extérieurs (apports de chaleur ou, au contraire, refroidissement) à : conserver sa température, dans un premier temps puis à restituer un flux thermique, dans un second temps. En d’autres termes, l’inertie thermique d’un matériau est sa capacité à emmagasiner de la chaleur ou de la fraîcheur et à la restituer ultérieurement, de façon progressive et diffuse.
20. Un matériau à changement de phase, ou MCP, est un matériau capable de changer d'état physique dans une plage de température située entre 10 °C et 80 °C environ. Dans cet intervalle de température, le changement de phase prépondérant reste la fusion/solidification. Ces températures sont accessibles naturellement et sont omniprésentes dans la vie quotidienne (température d'ambiance d'une maison, température d'un corps humain, de l'eau chaude sanitaire, etc.).
Pour construire en terre crue en France aujourd'hui, quelles sont les principales contraintes à considérer ?
Les contraintes sont liées à l’échelle du bâtiment. Si l’on est sur du hangar agricole, de l'habitat privé ou un petit établissement recevant du public, la réglementation applicable va changer.
Pour les ERP, les contraintes réglementaires vont être plus importantes particulièrement sur la thermique, la sismique et la résistance mécanique du matériau.
Au-delà des contraintes réglementaires, on trouve les contraintes liées à la conception propre au matériau terre. Si la conception est adaptée, ce type de contraintes sont levées rapidement.
Utiliser de la terre crue nécessite une pensée constructive adaptée. Avec la terre crue, on ne pourra pas tout faire, il faut adapter la technique aux contraintes de ce matériau. On ne pourra jamais construire en pisé porteur des tours de 20 étages de hauteur, car le pisé n’a pas cette capacité de portance, par contre il est tout à fait possible de monter jusqu'à R+3. Il faut toujours utiliser le bon matériau et la bonne technique au bon endroit.
On retrouve aussi des contraintes liées à la filière terre crue, qui est aujourd'hui encore une filière très artisanale. On ne va pas forcément trouver des entreprises capables de répondre à de très gros marchés. C'est une contrainte à prendre en compte aussi, à savoir le niveau de formation et de connaissance des entreprises pour réaliser des bâtiments de grande taille en tout cas.
Quels seraient les leviers à activer sur les contraintes réglementaires ?
Ce qui est important lorsqu’on tente de construire en terre crue, c’est de bien comprendre le jeu des acteurs dans la construction. Au départ, il faut que le maître d'ouvrage soit moteur et engagé sinon le projet ne fera que reculer. Pareillement, il faut que l’équipe de maîtrise d'œuvre soit compétente et complémentaire : un architecte, un bureau d’étude structure, un bureau d’études thermiques, un bureau de contrôle et des entreprises qui connaissent le matériau et possèdent une expertise reconnue.
Si toute l’équipe est bien constituée et que le dialogue est fluide, on arrive à concevoir et construire des bâtiments en pisé porteur bien exécutés. Il suffit qu’il y ait un acteur défaillant pour freiner le projet. Par exemple, si l’architecte ne maîtrise pas les dispositifs constructifs propres à ce matériau, on aura une conception un peu bancale et l’entreprise aura du mal à construire le bâtiment.
Parfois le frein provient des maîtrises d’ouvrage elle-même, souvent des hydres à plusieurs têtes dont les services techniques plus frileux peuvent freiner les projets par peur ou méconnaissance du matériau. Dans ce cas, les contraintes seront liées à une méconnaissance générale du matériau et on va donc passer beaucoup de temps à essayer de lever des faux blocages chronophages. Par exemple, prouver que le pisé est inflammable, hors le pisé est un minéral qui va bien résister au feu. Souvent, on passe un temps fou à résoudre des faux problèmes, plutôt que de réels problèmes techniques, comme les détails de mise en œuvre. Finalement ce jeu d’acteur est fondamental pour mener un projet en terre crue à son terme et dans les règles de l’art.
Quelles sont les réglementations spécifiques qui permettent aux architectes de construire en terre crue aujourd’hui ?
Il n'y a pas encore de réglementation spécifique qui permette de construire en terre crue aujourd’hui. En fait, il faut bien dissocier règles et normes de construction.
En premier lieu, les règles sont des réglementations thermiques ou sismiques (22) qui vont obliger le concepteur à prendre des dispositions de sécurité supplémentaires selon le type de projet ou de bâtiment. (évacuation…). Ces dispositions sont obligatoires.
En second lieu, il y a les normes liées au matériau. Seulement, il n’existe pas aujourd’hui de normes sur le construction en terre crue. À chaque projet, on est obligé de réinventer nos normes, de comprendre les caractéristiques de la ressource utilisée, de réaliser les bons mélanges pour respecter les efforts de cisaillement ou de compression. La justification se fait par ces normes qui se réalisent au cas par cas, selon la ressource en terre, selon le mélange.
Le patrimoine en terre crue fait-il jurisprudence dans les projets contemporains ?
Le patrimoine en terre crue joue souvent le rôle d’argument émotionnel. On considère le côté affectif, on met en avant le rapport à la matière et à l’histoire pour convaincre une maîtrise d’ouvrage par exemple d’utiliser le pisé en porteur. On montre des bâtiments centenaires qui tiennent et qui sont toujours debout et fonctionnels. Ce patrimoine a pour vocation de rassurer et de démontrer que la terre crue peut tenir dans le temps, par contre pour un bureau de contrôle, cela n’a pas de valeur.
Le bureau de contrôle va remettre en cause le mélange de terre, il arguera également que ce patrimoine a été réalisé à une époque où les réglementations n'existent pas. Aujourd’hui, on pourrait difficilement reconstruire un bâtiment identique aux fermes des villages de Paladru car nous sommes en zone sismique 3. (23)
Figure 7. Performances thermiques d’un mur en pisé
22. Pour protéger les populations en cas de séisme, la France s’est dotée d’une réglementation parasismique. Zones à risques, typologies d’ouvrages, utilisation d’éléments structurants : l’objectif est de rendre le bâtiment le plus résistant possible en cas de secousse.
23. L'ensemble du territoire de la commune de Villages du Lac de Paladru est situé en zone de sismicité no 3 (sur une échelle de 1 à 5), comme la plupart des communes du secteur géographique du lac de Paladru.
Cette réglementation sismique (24) va nous obliger à concevoir des renforts parasismiques plus importants.
Donc même si le patrimoine nous montre que c’est possible, la réglementation nous empêchera de construire à l’identique. Par contre, notre travail de concepteur s’inspire en permanence du patrimoine bâti, de la simplicité des formes, de l’intelligence des détails constructifs. On retrouve parfois des chaînages d’angle ou des raidisseurs qui permettaient de réduire les dégâts en cas de séisme en limitant la propagation des ondes sismiques dans le bâtiment (25).
Dans le patrimoine ancien, on retrouve aussi souvent des planches noyées à l'horizontal dans les banches en pisé qui permettaient de limiter la propagation des fissures dans le mur. Lorsqu'une fissure vient se propager à la verticale, elle vient buter contre cette rigidité pour repartir à l’horizontal. Cette solution apporte un peu de souplesse au bâtiment. On retrouve donc tout un tas de dispositifs ingénieux pour lutter contre les séismes dont nous pouvons nous inspirer aujourd’hui dans la construction (26), mais qui n’ont pas valeur de jurisprudence auprès d’un bureau de contrôle.
Pourquoi semble t-il si compliqué d’employer des matériaux bio et géo - sourcés ?
Pour continuer sur la réglementation, il existe quand même des ouvrages sur lesquels s’appuyer pour justifier les constructions en terre crue. Particulièrement l’ouvrage précurseur du CRAterre intitulé : le traité de construction en terre (27) sortie pour la première fois chez les éditions Parenthèses.
Il existe différentes filières et différents réseaux, mais en 2017, le guide des bonnes pratiques de la construction en terre crue (28) a permis de justifier et d’aider la mise en œuvre sur les chantiers.
Ces deux textes ne sont pas suffisants pour justifier toutes les constructions auprès des bureaux de contrôle, mais ils permettent de mieux comprendre et de mieux concevoir pour mieux construire avec ce matériau.
Le laboratoire CRAterre a également ressortie le Guide Construire en pisé, prescription de dimensionnement et de mise en œuvre (29), qui n’est pas une règle professionnelle mais un référentiel technique qui a permis de débloquer certaines situations face à des bureaux de contrôles réticents.
Ces ouvrages de référence montrent qu’il existe des recherches et des recommandations depuis de nombreuses années et que nous avons maintenant assez de retours d’expérience sur le sujet.
Concernant le calcul de portance des structures en terre crue, les bureaux d’études vont consulter les abaques et respecter les eurocodes (30) qui sont des règles européennes de calcul pour justifier de la bonne tenue aux séismes, aux incendies. Aujourd’hui, on arrive donc à justifier les caractéristiques de résistance à la compression de la terre crue avec les eurocodes. Certes, il faut prendre des marges de sécurité et discuter avec les bureaux de contrôle et les entreprises mais en prenant en compte tous ces paramètres, on arrive à justifier de l’utilisation de la terre crue dans la construction.
Après le niveau de complexité du projet va aussi augmenter le niveau de justification nécessaire. Si la terre crue est porteuse, ou mise en œuvre juste en remplissage ou en cloisonnement intérieur, les conditions réglementaires ne seront pas les mêmes.
Quel avenir donnes-tu à la construction en terre crue en France ? Faut-il la massifier, si oui, à quelles conditions ?
Depuis les années 1980, on perçoit en France un redémarrage de la construction en terre crue. C’est encore un marché de niche, la majorité du travail porte sur de la réhabilitation de patrimoine en pisé, bauge, torchis avec un entretien réalisé par des artisans spécialisés. On note quelques expérimentations ponctuelles sur des constructions neuves, mais il faut dire que tout cela reste encore anecdotique par rapport à l’ensemble du BTP français.
Le redémarrage de ce matériau est passé par une filière sélective, qu’on pourrait qualifier de bourgeoise, portée par des maîtrises d’ouvrage avec un plus fort pouvoir d’achat qui pouvaient se permettre de payer une mise en œuvre manuelle principalement, portée par des artisans très qualifiés.
Aujourd’hui, l’enjeu du renouvellement de ce matériau est autre. Par exemple, la RE 2020 (31), impose l’utilisation de matériaux bio et géo sourcés de manière plus massive. De ce fait, une plus grande partie du secteur du BTP devra s’intéresser à ce type de matériaux. Depuis les années 2010, nous percevons un intérêt et une mise en œuvre exponentielle. On construit en France de plus en plus de bâtiments publics en utilisant les matériaux géo et biosourcé et donc la terre crue : des collèges, des lycées, des écoles, des médiathèques, quelques petits projets de logements également.
Selon moi, je pense que l’emploi de la matériau terre crue va se banaliser et que les différentes techniques constructives vont continuer à se développer jusqu’à entrer dans les techniques de construction courantes comme le parpaing de ciment, l’ossature bois, les laines isolantes végétales et minérales etc.
Est-ce que le matériau terre va se substituer aux autres matériaux ? Je ne pense pas. Je pense plutôt que l’emploi de la terre va se faire dans la diversité des matériaux existants. Ce qui est pertinent aujourd’hui, c’est la mixité des matériaux où l’intelligence d’employer le bon matériau au bon endroit.
Par exemple à Grenoble, si l’on veut construire du logement en R+5 en terre, il serait plus logique d’utiliser une structure poteaux - poutres en béton armé ou en bois pour limiter les risques liés à la sismicité de la région. Sur cette structure rigide, nous pourrions envisager une enveloppe bois, terre ou paille, des enduits en terre, des cloisonnements en terre…etc. Je pense que l’avenir de la construction est à la mixité des matériaux. Il faudra utiliser les matériaux géo et bio sourcés dans les bonnes situations de projet, pour ne pas envisager de surcoûts.
L’historien des sciences, des techniques et de l’environnement français Jean-Baptiste Fressoz (32) évoque dans l’essai : Nous avons mangé la terre, l'Événement Anthropocène (2022), le fait qu’il n’existe pas réellement de transition dans nos consommations d’énergie, mais plutôt l’existence d'une accumulation globale dans l'utilisation des ressources. Nous avons toujours utilisé le bois pour nous chauffer, puis nous avons rajouté le charbon, puis le nucléaire s’est accumulé. Globalement, nous consommons toujours de plus en plus.
Est-ce que le matériau terre et les techniques associées vont remplacer les anciens matériaux ou s'accumuler à ces derniers ? Je n'ai pas vraiment de réponse à cela, mais en tout cas ce qui est sûr c'est qu'il y a une utilisation plus importante et il y a des usages qui sont très pertinents.
Lorsqu’on est sur des bâtiments de tailles assez humbles, etc. On pourrait tout construire, tout ou partie avec le bois, la terre, la paille. Ce marché est donc plutôt en développement et je pense que la massification de la terre crue passera par la mixité des matériaux, la sensibilisation du public et la formation de plus en plus d’entreprises, d'architectes, d'ingénieurs capables de mettre cela en œuvre de manière correcte et responsable.
Figure 8. La réglementation sismique en France + département de l’Isère.
26. Murielle Serlet (2014, 17 juin). Réhabilitation : Guide de construction parasismique. CRAterre. Consulté le 14 mai 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/naec
Figure 9. Un exemple de construction traditionnelle du Livradois - Forez
27. Ce traité a l’ambition de servir de manuel pratique et didactique. Il s’adresse à tous les acteurs des projets de construction : décideurs, planificateurs, conducteurs de travaux, architectes, ingénieurs, entrepreneurs, maçons, mais aussi étudiants et chercheurs. Les 600 illustrations assurent une parfaite lisibilité pour tous les intervenants dans l’acte de bâtir. La réactualisation de l’architecture de terre est une réponse aux défis posés par les problèmes du logement dans les pays du Tiers‑Monde. Même si les recherches récentes ont porté la terre au niveau technique des autres matériaux de construction, elle reste d’une mise en œuvre simple, accessible au plus grand nombre, quel que soit le niveau de développement des sociétés.
30. Les différentes techniques de construction en terre crue sont rattachées à l'Eurocode 6 «Maçonneries » ainsi qu'aux dispositions constructives prévues pour les maçonneries dans l'Eurocode 8 «Parasismique».
31. En 2020, la France passe d’une réglementation thermique, la RT2012, à une réglementation environnementale, la RE2020, plus ambitieuse et exigeante pour la filière construction. La RE 2020 est la nouvelle réglementation énergétique et environnementale de l’ensemble de la construction neuve. L’État, avec l’aide des acteurs du secteur, a lancé un projet inédit pour prendre en compte dans la réglementation non seulement les consommations d’énergie, mais aussi les émissions de carbone, y compris celles liées à la phase de construction du bâtiment. L’enjeu est donc de concevoir et construire les futurs lieux de vie des Français en poursuivant trois objectifs majeurs portés par le gouvernement : un objectif de sobriété énergétique et une décarbonation de l’énergie ; une diminution de l’impact carbone ; une garantie de confort en cas de forte chaleur.
32. Jean-Baptiste Fressoz, né en 1977, est un historien des sciences, des techniques et de l'environnement français, maître de conférences à Imperial College de Londres.