Nadya Rouizem Labied
Née à Tanger, Nadya Rouizem Labied est architecte, docteure en aménagement de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et enseignante chercheure au laboratoire AHTTEP. Ses recherches portent sur les notions de matérialité et d’usage dans l’habitat, notamment en Afrique du Nord. Nadya Rouizem questionne en outre le caractère participatif de la terre crue.
Peux-tu te présenter?
Je m’appelle Nadya Rouizem, je suis diplômée de l'ENSA-PVS (1), j’ai travaillé d’abord en agence assez longtemps 14 ou 15 ans, ensuite, je me suis inscrite en post-master à la Villette, je voulais reprendre la recherche et j’ai donc poursuivi avec une thèse à l’université Paris-I Sorbonne en aménagement, toujours en partenariat avec la Villette. J’ai soutenu en 2020, et je viens de publier cet ouvrage (2), issu de ma thèse en avril 2022.
Tu as effectué un travail de recherche sur les expérimentations urbaines en construction terre au Maroc dans les années 1960. Pourquoi avoir choisi ce sujet de thèse ?
En fait je voulais poursuivre la recherche que j’avais faite pour mon diplôme, c’était un travail sur le logement social plus exactement sur le recasement de populations qui vivaient dans les bidonvilles, j’avais fait mon diplôme sur un bidonville de Salé (3). Au cours de mes recherches, je suis tombé sur un article de Jean Dethier (4), intitulé “60 ans d’urbanisme au Maroc, l’évolution des idées et des réalisations” (5), et j’ai été très surprise de savoir qu’il y avait eu ces opérations construites en terre de grande ampleur et que ces opérations existaient toujours. Cela m’a paru curieux que personne ne s’y soit intéressé, à la base ce n’était pas le matériau terre qui était au cœur de mes recherches mais la démarche architecturale expérimentale.
Tu réalises des études de cas, peux-tu nous présenter succinctement les différents quartiers et leurs particularités ?
J’ai réalisé trois études de cas dans la thèse. En fait je pense qu’il y en a eu un peu plus, je les aborde rapidement, mais c’est les trois plus importantes et sur lesquelles j’ai trouvé le plus d’archives. Bien entendu le premier c’est le quartier de Daoudiate, l’unité 3 (6) construite par Alain Masson (7) qui explique à travers une note le déroulement de l’opération et les choix et partis pris architecturaux.
Alain Masson explique qu’il choisi la terre, parce qu'à l’époque un organisme nommé, la “Promotion Nationale” (8) créée dans les années 1960 afin d’employer des chômeurs non qualifiés, lui permet d’avoir une grande quantité de main d'œuvre disponible.
Le choix du matériau terre a été l’opportunité d’utiliser un matériau facile et de former des ouvriers. Il y avait sur le chantier de l’unité 3, près d’un tiers d’ouvriers provenant de la Promotion Nationale, entre 1962 et 1965. Les ouvriers qualifiés encadraient les chômeurs et il y a avait un roulement des équipes qui a permis de mettre en œuvre rapidement ce matériau, disponible sur place.
1. École d’architecture de Paris-Val de Seine
2. Rouizem Labied, Nadya, Réinventer la terre crue. Expérimentations marocaines depuis les années 1960, Éditions Recherches, Paris, 2022.
3. Salé est une ville et commune du Maroc, elle est située au bord de l'océan Atlantique, sur la rive droite de l'embouchure du Bouregreg, en face de la capitale nationale Rabat.
4. Né à Bruges en 1939, Jean Dethier effectue des études d'architecture et d’urbanisme à La Faculté La Cambre à Bruxelles. Il effectue un séjour de 4 ans au Maroc, de 1966 à 1970, en tant que coopérant civil belge. Il pilote durant 9 mois la réhabilitation d'un village construit en terre crue dans la vallée du Draa: Le Ksar Tissergate. Au CERF Jean Dethier dirige le service de documentation sur l'architecture au Maroc, et dirige la cellule audiovisuelle. Puis il passe quelques mois à l'université de Princeton, pendant lesquels il écrit une Histoire de l'architecture moderne au Maroc de 1912 à 1972, dont une version courte est publiée en 1873 dans le Bulletin économique et social du Maroc. Il s'installe à Paris en 1975.
5. 60 ans d’urbanisme au Maroc, l’évolution des idées et des réalisations, par Jean Dethier, Bulletin Economique et social du Maroc, N+118 - 119 - XXXII - 1972.
6. A Marrakech, la Direction des travaux publics a construit, en 1962, 2750 logements sociaux dans le quartier de Daoudiate au nord de la ville, destinés à reloger les habitants des bidonvilles.
Ils creusaient donc directement sur site et ont réalisé des tests en se basant sur des manuels (9) publiés par l’ONU, parce qu’à l’époque existaient des expérimentations ailleurs dans le monde. Je pense que Alain Masson a dû lire ces manuels peut-être avant son arrivée au Maroc, peut-être pendant ses études, ses lectures l'ont éveillé à l’emploi de la terre comme matériau. A Daoudiate, il choisi de mettre en œuvre la BTC (10) en important une presse (11), la célèbre CINVA - RAM, conçue en Colombie et fabriquée en France. Il y avait un certain nombre de BTC fabriqués sur le chantier tous les jours et le montage se faisait comme de la maçonnerie classique. La particularité de Daoudiate, c’était la rationalisation du chantier qui a permis d’effectuer le projet rapidement. 6 mois pour la première tranche de travaux, ce qui représente un record pour 700 logements, les deux autres tranches ont été engagées pour finalement arriver à 2750 logements tous identiques avec des “deux pièces” et des “une pièce” mais la trame était systématique, basée sur la TSA (12) de Michel Écochard (13).
Sauf qu’à cette époque, dans le quartier des Carrières Centrales (14) à Casablanca, la trame était de 8m par 8m c’est à dire 64 m² pour une unité de logement. A Daoudiate pour des raisons économiques ont a décidé de réduire cette trame à 6m par 8m, c’est-à-dire 48 m².
Les logements étaient simples, rudimentaires, une pièce plus un point d’eau, pas de cuisine et un seul sanitaire. Cette disposition formait une “cellule”. C’est la petitesse de cette cellule de vie qui a été très critiquée dans les années 1970, par les géographes, les sociologues et les chercheurs, mais pas par l’usage du matériau terre pour la construction.
Le premier à avoir parlé de la terre dans cette opération est Jean Dethier, qui a publié dans l’Architecture d’Aujourd’hui en 1972 un article abordant le projet, mais toutes les publications marocaines ont critiqué l’opération, le fait que les logements soient très petits malgré les économies effectuées, et le nombre de logements réalisés. L’éloignement par rapport à la médina (15) centrale de Marrakech a été également un point négatif, alors que maintenant le quartier est entièrement intégré à l'agglomération urbaine de la capitale. Les critiques se sont donc portées sur la conception et non pas sur le matériau.
La seconde opération est celle de Ouarzazate en 1967 (16), Jean Hensens (17) a collaboré avec Alain Masson, on ne sait pas vraiment qui a proposé la forme des voûtes, mais d’après mes entretiens avec Patrice Doat (18) du CRAterre (19) se serait l'œuvre d’Alain Masson, parce que les voûtes sont une technique d’ingénieur héritée du béton armé avec un coffrage total. Et c’est vrai que j'ai trouvé des opérations aux États-Unis, au début du XXième siècle avec des maisons moulées complètement en une seule fois en béton qui ont pu inspirer Alain Masson.
A Ouarzazate la technique est différente, on n’est plus en BTC mais en pisé (20), donc la terre est toujours stabilisée avec du ciment comme la BTC sauf que les coffrages sont métalliques et ont été fabriqués préalablement à Casablanca.
Une fois que les coffrages ont été montés, ils sont remplis de terre puis la terre est pisée avec un pisoir mécanique, même la voûte pouvait être réalisée en terre dans le coffrage, cela prenait 24h pour réaliser une maison. Cette technique était vraiment rationnelle et très efficace pour l’époque. C'est un cas unique de mise en œuvre qui pour la période est exceptionnel.
Dans cette opération le rôle de Jean Hensens a été de concevoir. C’est la grande différence avec l’opération de Daoudiate, ici on a un architecte qui dessine les plans, qui réalise des maquettes et beaucoup de variantes pour essayer de s’adapter à la culture et aux modes de vie locaux.
J’ai été surprise de voir la quantité de photos de maquette et de variantes pour s’adapter au contexte et aux particularités du site et aux modes de vie également. Malheureusement, cela n’a pas été très apprécié parce que les logements ont été affectés à des fonctionnaires et non à une population de recasement des bidonvilles comme à Daoudiate. Le projet est presque entièrement détruit aujourd’hui.
La troisième opération est un mix des deux précédentes avec une nouveauté qui est l’autoconstruction. Lorsque Alain Masson commence à travailler à Rabat, il monte un centre de formation nommé le CERF (21) qui étudient les différentes techniques de construction, les différents moyens pour réduire les coûts des logements tout en s’adaptant au contexte du pays.
Pour le logement social, l’expérimentation à l’époque concernait principalement la notion d'autoconstruction. L’idée était de fournir aux gens les matériaux et de leur proposer un plan “type” et de les laisser construire eux-mêmes. C’est une méthode qui a été employé dans beaucoup d’autres pays dont l’Amérique Latine à la même époque et c’est intéressant de voir qu’il y a eu presque la même réception de cette méthode, c’est-à-dire que les gens ne voulaient pas construire puisqu’ils avaient déjà un métier. C’est difficile de demander à quelqu'un de rentrer le soir après son travail et d’aller construire sa maison sur un chantier, donc ils ont payé des personnes pour construire à leur place. Il y a eu la même chose en Amérique Latine, raconté (22), dans un des ouvrages (23) de John Turner (24). Donc cela a été presque un échec, une grande difficulté du chantier, ce qui a fait que les blocs de terre ont été moins bien réalisés.
Cette opération a moins bien vécu que celle de Daoudiate, il y a eu beaucoup plus de démolitions. Lors de mes visites j’ai constaté que surtout les pièces d’eau étaient dégradées, par manque de connaissances des habitants pour protéger les points d’eau avec du carrelage ou des enduits spéciaux afin que la BTC ne s’effrite pas. Ils ont donc démoli et reconstruit en parpaings pour la majorité.
Après il reste encore beaucoup de maisons parce que la population est encore assez modeste et ne dispose pas d’assez de moyens pour reconstruire, certains ont refait les pièces d’eau, on peut voir aussi les différences entre les maisons et les différences d’entretien.
Figure 1. Photographie de la première tranche de Daoudiate (Marrakech) en 1962
(© Fonds Alain Masson).
7. Né en 1927, Alain Masson est ingénieur diplômé des Ponts et Chaussées. Il arrive en mai 1961 à Marrakech à 34 ans, pour occuper le poste de directeur des Travaux Publics. Suite à son projet a Daoudiate, Masson est décoré du Ouissame Alaouite par le Roi le 7 mai 1965. Le chantier Daoudiate suscite beaucoup d’intérêt, il est visité par André Malraux et le fils du président Bourguiba, et provoque l’intérêt du ministère de l’Intérieur qui intègre à ce moment le service de l’Habitat, et conduit Masson au poste de chef du service Urbanisme et Habitat du Maroc à Rabat en 1967. On lui propose en 1977, la mission de préparation du plan “Aménagement, urbanisme et Habitat 1978 - 1982 pour le Maroc, qu’il réalisera depuis la France. De 1974 à 1982 il donne des cours d’aménagement du territoire à l’École d’Administration de Rabat et explique les propositions du CERF. De 1982 à 1989 il est directeur du CETE Méditerranée à Aix-en-Provence, puis chargé de missions à Marseille jusqu’en 1993. Il est décédé à Annecy en janvier 2013
8. La Promotion Nationale, un organisme d’abord appelé « Promotion rurale », est créé en 1961 avec pour objectif de lutter contre le chômage par l’emploi d’une main d’œuvre abondante et peu qualifiée dans des chantiers d’équipement rural ou urbain.
9. Maisons en terre, coll. Techniques américaines 11, Washington D.C, CRET, 1956. Housing and Home finance agency, Mud brick roofs, Office of international housing, Washington D.C, 1957.
10. BTC: Bloc de terre comprimée
11. La célèbre presse "Cinva-Ram". Mise au point en 1956 en Colombie par l’ingénieur Raül Ramirez, elle fut la première à être diffusée et fabriquée industriellement sous licence dans le monde entier, et elle contribua largement à actualiser la construction en blocs de terre comprimée.
12. TSA: Trame sanitaire améliorée (6mx8m) basée sur la trame Écochard (8mx8m).
13. Michel Écochard est un architecte et urbaniste français né à le 11 mars 1905 à Paris, et mort le 24 mai 1985 dans la même ville
14. Carrières Centrales est une série de lotissements modernistes à Casablanca, au Maroc, conçus dans les années 1950 par les architectes Georges Candillis, Shadrach Woods, Alexis Josic. Le développement visait à créer des «habitats» utopiques qui offriraient des alternatives à la vie dans les bidonvilles pour les habitants de la classe ouvrière de la ville. La Carrière Centrale a été notée comme un exemple éminent du modernisme au Maghreb.
15. Dans les pays arabes, et surtout au Maroc, la vieille ville, par opposition aux quartiers neufs.
16. BTS 67.
17. Jean Hensens est né à Seraing en Belgique en 1929. Issu d’un milieu ouvrier, il est le seul parmi ses cinq frères et sœurs à faire des études supérieures. Après avoir obtenu son diplôme d’architecte, à l’Ecole des Beaux-arts de Liège, il s’installe à Paris, où il obtient une bourse d’un an à l’Ecole spéciale d’architecture en 1954. Puis il rencontre Stacia Hensens, sociologue, qui devient sa femme, et en 1962 ils quittent Paris pour le Maroc. Jean Hensens travaille d’abord à Casablanca, au service de l’Habitat. En 1964, il est muté à Marrakech, au service des Travaux Publics, dont le directeur est Alain Masson. Pendant cette période, Jean Hensens dessine le projet en terre crue à Ouarzazate, aussi appelé BTS 67, et celui de la future Délégation d’urbanisme de Marrakech en béton de terre stabilisée, un projet qui n’a pas été réalisé. Puis en 1968, Jean Hensens rejoint le CERF, à Rabat. Il réalise de nombreuses études et rapports sur l’habitat traditionnel au Maroc, l’habitat rural et l’architecture en terre. Il réalise notamment des relevés de l’habitat traditionnel des Ksours et Kasbahs présahariennes, dont la synthèse sera publiée et pour laquelle il recevra le Prix Aga Khan en 1986. Le CERF est fermé en 1973, et Jean Hensens continue à travailler au ministère de l’Habitat. Il enseigne également à l’Ecole d’architecture de Rabat jusqu’en 1989. Il publie de nombreux articles dans des revues marocaines, et des chapitres d’ouvrages collectifs. Lorsqu’il atteint l’âge de 60 ans, son poste au Maroc est supprimé. Il travaille quelque temps dans le secteur privé, puis retourne en France pour sa retraite. Jean Hensens est décédé à Marseille en 2006.
18. Architecte, ancien professeur des sciences et techniques pour l’architecture à Grenoble. Cofondateur en 1979 du laboratoire CRAterre à l’ENS d’architecture de Grenoble. Cofondateur en 1998 de la Chaire UNESCO « Architecture de Terre et développement durable ». Cofondateur des Grands Ateliers à Villefontaine en 2001.
19. Depuis 1979, CRAterre, Centre international de la construction en terre, œuvre à la reconnaissance du matériau terre afin de répondre aux défis liés à l'environnement, à la diversité culturelle et à la lutte contre la pauvreté.
20. Le pisé est un mode de construction en terre crue, comme l'adobe ou la bauge. On le met en œuvre dans des coffrages appelés banches.
Tu parlais de la rationalité dans la construction de Daoudiate, peux-tu nous en dire plus sur leur rapidité d’action et de mise en œuvre ?
Alain Masson est un ingénieur diplômé des Ponts et chaussée, il a voulu travailler vite et dans les rapports qu’il a laissé autour de l’opération de Daoudiate, il explique qu'il a vraiment tout organisé pour que le chantier s’enchaîne et qu’il y ait une grande rationalité, il voulait presque créer un chantier industriel, il y avait des équipes qui travaillaient et qui étaient payées à la tâche et non à la journée, pour avancer plus vite. Il y avait une aire de préfabrication, parce que c’était la rationalité à la fois dans les plans, dans le chantier, dans l’exécution, dans l'organisation. Le plan masse déjà est très fonctionnel, on voit que c’est une multiplication de cellules qui se ressemblent toutes avec des rues assez larges. Un modèle très différent de la médina traditionnelle, très éloigné du mode de vie local.
Après dans le chantier, il a préparé des aires de préfabrication où l’on fabriquait sur place les éléments, comme par exemple le bac pour recevoir l’eau, les poteaux étaient en béton, donc la structure était en béton avec le remplissage BTC, la toiture était en béton aussi avec des éléments préfabriqués, ce n'était pas une grande dalle mais des éléments en “U”, qui s’emboîtaient les uns à côté des autres, c’était un peu une petite usine sur le chantier, où tout était réalisé sur place. Cela demandait vraiment une organisation très stricte pour avancer aussi vite.
Figure 2. Chantier BTC, unité 3, Daoudiate. Marrakech. (© Fonds Alain Masson).
21. CERF: Centre d’expérimentation de recherche et de formation.
23. Freedom to build, edited by John F.C Turner & Robert Fichter, 1972. Housing by People (1976)
24. John Turner (1927)
Lorsqu’on pense à la construction en terre crue au Maroc, on pense en premier lieu aux Kasbah, Douars (25) et Ksar donc au patrimoine “traditionnel”, mais jamais à ces expérimentations, pourquoi ?
Ces expérimentations sont très peu connues, parce qu’à l’époque de la construction l’objectif n’était pas d’employer le matériau terre, mais d’employer des chômeurs et de construire le plus économiquement possible, donc un objectif économique au départ. Pour Ouarzazate, c’était la même chose mais en améliorant le processus et en utilisant moins de ciment, d’ailleurs on voit l'épaisseur des murs à Daoudiate, le mur fait 13,5 cm donc un bloc de terre ce qui est très faible. L’objectif général était l’économie, on ne s’est pas vraiment intéressés au matériau comme on le fait aujourd’hui pour des raisons écologiques. Quand il y a eu des travaux et des publications dessus surtout au Maroc ce qu'on a retenu c’est l’échec de l’opération de recasement de Daoudiate, à l’époque on lui a reproché que les logements étaient trop petits qu’il n'y avait pas de place pour le bétail, parce que la population était rurale.
Ensuite dans les années 1970, avec les “années de plomb” il y a eu des évènements politiques difficiles au Maroc (26), et tous les ministères ont changé donc le ministère de l’habitat ne faisait plus partie de l’intérieur et le CERF créé par Alain Masson a été fermé. Toute l’équipe a changé Alain Masson est rentré en France, donc il y a eu un oubli de ces opérations qui se sont arrêtées suite à tous ces évènements et aussi l’État a changé sa politique de logement social puisque par la suite ce n’était plus l’État qui construisaient du logement mais il y a eu d’autres partenaires comme les ERAC (27) qui ont privilégié la construction de logements collectifs et non plus de logements individuels comme à Daoudiate.
Tout ça fait qu’on a oublié les opérations. Jean Dethier a publié dans les années 1970, en 1972, dans l’Architecture d’Aujourd’hui, aussi dans le Bulletin économiques et social du Maroc (28), l’article qui est très connu pour les chercheurs de l’histoire de l’architecture marocaine, et c’est seulement maintenant en fait qu’on commence à se réintéresser à la construction en terre dans le contexte actuel de crise énergétique et environnementale et c’est maintenant qu’on redécouvre ce qui s’est passé mais ces opérations ne sont pas du tout connues, que ce soit dans les services d’urbanisme de chaque ville, on ne le connaît pas, les seuls qui savent que c’est en terre ce sont les habitants. Le travail de Jean Hensens est assez connu pour les architectes et chercheurs marocains, d’ailleurs pour tous les historiens de l’architecture du Maroc, Jean Hensens est connu mais pas forcément ses opérations. L’oubli provient aussi peut-être du fait que ce soit du logement social, c’est aussi une architecture ordinaire, il n’y a pas eu de photos hormis celles publiées par Jean Dethier même quand on publie sur l'architecture en terre du Maroc, un livre important est sorti au début des années 2000 (29) par Selma Zerhouni, qui parle de l’architecture d’Elie Mouyal et des villas en terre des Ksours des Kasbahs, il évoque ces opérations mais il n'y a pas de photos donc on ne risque pas de les reconnaître.
Figure 3. Maquette opération BTS 67, Jean Hensens.
25. Un douar, en Afrique du Nord et particulièrement au Maghreb, est d'abord un « groupement d'habitations, fixe ou mobile, temporaire ou permanent, réunissant des individus liés par une parenté fondée sur une ascendance commune en ligne paternelle ».
26. Les “années de plomb”, au Maroc, correspondent à une période de l'histoire contemporaine de ce pays qui s'est étendue des années 1970 jusqu'à 1999 sous le règne du roi Hassan II, et a été marquée par une violence et une répression contre les opposants politiques et les activistes démocrates.
27. ERAC: Établissements régionaux d’aménagement et de construction
28. Soixante d’urbanisme au Maroc - l’évolution des idées et des réalisations, 1970. Bulletin économique et social du Maroc. Rabat
29. Selma Zerhouni, Hubert Guillaud, L’architecture de terre au Maroc, 2001, ACR éditions,
Figure 4. Mise en œuvre de la préfabrication du pisé à Berkane. (© Fonds Alain Masson).
Archives ULB La Cambre
Peux-tu nous recontextualiser cette période au Maroc ? Pourquoi les expérimentations en construction terre, apparaissent-elles à ce moment précis ? Est-ce nouveau pour le Maroc ?
Le Maroc gagne son indépendance en 1956, les années qui suivent correspondent à des années de coopération avec la France. Il manquait dans le pays de personnes “cadres” qualifiées, très peu d’architectes, peu d’ingénieurs. Pendant la coopération, les cadres français sont venus avec leur formation, leur culture, leur mode de vie et surtout l’envie d’expérimenter. Cette période a été très prolifique en termes d’expérimentation, les historiens considèrent d’ailleurs aujourd’hui que l’Afrique du Nord a été un laboratoire d’expérimentations pour les grands ensembles urbains qui seront créés en France par la suite. Ce n’est donc pas seulement le matériau terre qui a été expérimenté, mais aussi des visions urbaines. Alain Masson l’explique très bien dans ses écrits, il avait la confiance de ses supérieurs et il pouvait proposer ce qu’il voulait. Alain Masson était aussi un personnage qui savait séduire sa hiérarchie parce qu’il était pragmatique, il proposait des solutions concrètes, il n'avait pas trop de militantisme idéologique. A Daoudiate, il a voulu construire le plus économiquement possible, employer des chômeurs il a su convaincre de la pertinence de ses idées et je pense aussi que le fait de “moderniser la terre”. C’est pour cela que le terme “moderniser” est vraiment important pour la construction en terre crue, le titre du livre est “réinventer”, mais dans ma thèse, le vrai titre est “moderniser” la terre. Je pense que ce terme est vraiment important parce que ça a été une manière de faire accepter ce matériau, et il y a eu aussi un article publié sur cette opération dans une revue marocaine, dans les années 1960, dans laquelle on explique que c’est un chantier industriel qui emploi un peu de terre mais le mot “terre” apparaît je crois que deux fois, alors que “ciment”, “rationalité”, “industrialisation”, apparaissent partout dans l’article. Quand on s'intéresse à l'histoire de l’architecture marocaine de cette époque, c'est-à-dire la reconstruction d’Agadir suite au tremblement de terre de 1960, de l’avènement du béton, du brutalisme…On essaye de s’inscrire dans un mouvement mondial de modernité architecturale. Il fallait construire avec un matériau “modernisé” ou “amélioré”. Alain Masson et ses équipes ont réussi à intégrer la notion de progrès à la construction en terre pour pouvoir la faire accepter par les décideurs et les populations.
Quelles sont les grandes figures à l'origine de ces expérimentations et quelles étaient leurs motivations ?
Alain Masson, c’est un ingénieur des ponts et chaussées qui est arrivé au Maroc au début de la trentaine en 1961, il n’avait pas beaucoup travaillé avant et était très motivé. Il a eu rapidement beaucoup de responsabilités, sa hiérarchie était assez éloignée parce qu’il était à Marrakech un peu tout seul, il gérait la direction des travaux publics et ses supérieurs ne venaient que ponctuellement de Rabat, C’était quelqu'un de très dynamique, un de ses collègues m’a dit qu’il avait un côté “Boy Scout”, très optimiste, c’était quelqu’un d’attachant qui s'entendait très bien avec Jean Hensens.
Jean Hensens, quant à lui, est arrivé à Marrakech en 1965, suite à la collaboration fructueuse à Daoudiate et l'unité 3 ils ont décidé de continuer ensemble à Ouarzazate. La rencontre s’est très bien passée car ce sont des caractères complémentaires. D’un côté on a l’ingénieur rationnel qui pense aux techniques constructives, et à l’économie du projet et de l’autre côté il y avait le tempérament créatif de Jean Hensens qui était un architecte belge, diplômé de l'école des Beaux Arts de Liège, d’un milieu très modeste, le seul de ses frères et sœurs à avoir fait des études grâce au soutien du président du parti communiste Belge, qui le connaissait lui et sa famille. Jean Hensens portait en lui un militantisme politique depuis sa jeunesse, il voulait aider la population. D’ailleurs sa femme est sociologue Stacia Hensens, tous les deux ils se sont intéressés aux modes de vie locaux, au contexte local, ils militaient et ont même caché des opposants pendant les “années de plomb”. Jean Hensens écrivait beaucoup, ses archives sont abondantes. Le contenu écrit est beaucoup plus important que le dessin et d’ailleurs, il a beaucoup plus écrit que construit, puisqu’il y a eu peu d’opérations réalisées par Jean Hensens.
Il a travaillé au ministère de l'habitat jusqu’en 1989, où il a pris sa retraite. Il a enseigné aussi à l’école d’architecture de Rabat, au cours des années 1980, on lui a demandé de quitter son poste et de repartir en France ce qui a été brutal pour lui. Il a été choqué par cette décision parce qu’il n’a même pas pu terminer l’année universitaire. On lui a demandé de partir, parce que ses idées politiques étaient militantes pour l’époque.
Tu dresses particulièrement le portrait de l'architecte Jean Hensens en faisant un parallèle avec l'œuvre de François Cointereaux, tu parles de désobéissance et de résistance. Peux-tu nous parler un peu de François Cointereaux et pourquoi selon toi l’architecture de terre véhicule cette idée de militantisme et d’engagement par rapport aux autres modèles architecturaux?
François Cointereaux (30), ce n’est pas un militantisme politique, c’est un entrepreneur qui a décidé de théoriser la construction en terre au XVIIIème siècle. Il a écrit un précis de ruralisme (31) dans lequel il explique comment rationaliser la construction en terre.
Pour revaloriser ces techniques il essayait de montrer que c’était tout à fait possible d’utiliser ce matériau et de le rationaliser, de le promouvoir et il a de commun avec Jean Hensens le fait que tous les deux ont beaucoup écrit, beaucoup plus que construit. Par contre pour Jean Hensens c’est totalement, un militantisme politique, revendiqué.
Pour toutes les personnes qui ont voulu construire en terre et expérimenter la terre, même dans les années 1970 avec le CRAterre, lorsque vous regardez les premiers livres publiées en 1979, ils écrivent que c’est pour l’autonomie de la population, pour aider ces peuples à s’émanciper et petit-à-petit ce militantisme politique s’est effacé au profit d’un militantisme écologique qui est je pense beaucoup mieux accepté par les gouvernements. C’est aussi une stratégie pour promouvoir la terre. Je pense que pour valoriser la terre, il faut la débarrasser de ce militantisme politique qui finalement la dessert au lieu de la promouvoir. Il faut l’associer à un combat moins connoté que le combat politique.
Figure 5. Coffrage en acier opération BTS 67.
(© Fonds Alain Masson).
30. François Cointeraux (1740-1830) est un inventeur et architecte français, spécialiste de la construction en pisé et inventeur de l'agritecture.
31. L’école d’architecture rurale, ou Leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement les maisons de plusieurs étages, avec la terre seule ou autres matériaux les plus communs et du plus vil prix, Paris.
Pourquoi l’opération de Daoudiate semble-t-elle très éloignée des formes urbaines serrées des villes traditionnelles marocaines ? Pourquoi ces choix architecturaux et urbains ont-il été choisis ? Est-ce que les concepteurs de l’époque s'inspiraient-ils des logements traditionnels marocains ou avaient-ils d’autres références ?
Alors Daoudiate, c’est un héritage de la “trame Écochard”, donc Michel Écochard qui était urbaniste, à Casablanca dans les années 1940 a mis en place une trame de 8 m par 8 m pour le logement social individuel et c’était normalement une base pour après passer au logement collectif sur cette même trame. Ce qui s’est passé, c’est que les personnes qui ont habité dans ces logements les ont surélevés exactement comme à Daoudiate. Cette trame fonctionnaliste a été employée par Alain Masson parce qu’on lui a imposé cette trame sanitaire améliorée (TSA). En tant qu’ingénieur, et non architecte, il n'a pas vraiment réfléchi au plan masse, aux solutions urbaines. Il a réfléchi en termes de “zonage” en juxtaposant, une partie équipement, une partie logement, une place pour le marché..La conception urbaine n’est pas vraiment adaptée, mais l’intelligence et le savoir-faire des gens a fait que tout le monde s’est adapté et s’est approprié l’espace. C'est une opération réussie finalement, elle a vécu, on ne l’a pas démolie, on a construit par dessus, elle a été surélevée.
L'objectif n’était pas de recréer la Médina, le plan masse correspond à ce qui se faisait à l’époque, si l’on visite les Carrières Centrales à Casablanca, c’est une trame urbaine très fonctionnaliste, avec néanmoins quelques subtilités, mais à Daoudiate, le plan masse est très brutal, totalement orthogonal.
Jean Hensens a quant à lui essayé de s’adapter, avec cette idée de s’inspirer de la maison à patio de la Médina, mais cela n’a pas fonctionné, et de toute façon il fallait à cette époque continuer la politique urbaine du zonage commencée sous le protectorat français.
Lorsqu’on voit à quel point les habitants ont transformé les opérations dont tu parles, en quelle mesure par exemple, l'opération de Daoudiate à Marrakech et celle de BTS 67 à Ouarzazate, ont-elles permis d'accepter socialement la tête crue?
Ce qui m’a frappée dans les entretiens réalisés à Daoudiate, c’est que le matériau n’est pas du tout refusé en tant que tel. Beaucoup de personnes qui sont présentes depuis le début, m’ont dit que c’était solide, qu’ils étaient contents de la construction et ne dissociaient pas la terre du ciment. Ils m’ont montré les murs en disant que c’était bien construit mais n’ont pas cette idée de dire que les BTC sont moins biens que les parpaings de ciment par exemple. Le matériau finalement n’est pas très important pour eux c’est un tout, c’est le logement qui comptait, ce qui les gênait c’est la petite surface. Les familles s'agrandissent, on a donc surélevé pour loger la fille ou le fils à l’étage. Le matériau n’était donc pas un critère de refus, et en plus beaucoup ont reconstruit en gardant le RDC en terre sans tout démolir, c’est la preuve qu’ils avaient confiance en la terre, bien-sûr en ajoutant une structure poteaux pour porter la dalle de l’étage. La terre ne posait donc pas de problème.
Figure 6. Production chantier adobe, Villa Janna à Marrakech. (photo: Nadya Rouizem)
Peux-tu nous parler des évolutions que les habitants ont apportées à ce quartier ? De quelle manière peut-on les étudier et les comprendre? Cette option d'évolution avait-elle été prise en compte par les constructeurs au départ du projet? Qu’est ce que cela dit sur l’acceptation de l’habitat en terre au Maroc ?
Alors chacun a répondu selon ses moyens, ceux qui avaient de l’argent ont construit rapidement au début, ils n’avaient pas le droit de construire des étages, certains construisaient donc pendant la nuit pour qu’on ne les voit pas. A partir des années 2000, on les a autorisés à construire un ou deux étages. Certains sont allés jusqu’au R+3. Les autorités de l'urbanisme m’ont dit que c’est aussi pour acheter la “paix sociale”. Ils les autorisent tacitement, même si normalement ils sont obligés de démolir avant de reconstruire, car le service urbanisme ne sait pas si les blocs de terre peuvent porter des étages…Mais finalement beaucoup de gens ont construit sans démolir et selon moi cette appropriation est une valeur positive du quartier Cette architecture continue à s’adapter à l’usage et à l'évolution des besoins.
Quel est l'héritage des expérimentations des années 1960? En quelle mesure ce sujet fait-il écho au renouveau de la construction en terre dans les années 1980 et aujourd’hui ?
Je ne pense pas que les étudiants en architecture les connaissent. Je pense que tous ceux qui veulent s'inspirer de l’architecture en terre vont dans les Ksours et les kasbahs et je pense que c’est dommage, parce que les bidonvilles, les Douars (32), l’habitat informel de toute la région Sud est construit en terre, donc ce n’est pas juste une architecture monumentale qui est un patrimoine c’est aussi un savoir-faire qui est très adapté au logement ordinaire. Et pour promouvoir la terre pour fabriquer des logements économiques, il faudrait qu’on s'intéresse aussi à cet habitat précaire construit en terre par les habitants eux-mêmes.
Dans les années 1980, il y a eu une tentative de construire 60 logements à Marrakech entre le CRAterre et l’ERAC et ces opérations n’ont pas été réalisées. Il y eu seulement quelques prototypes, j’ai pu en visiter deux dans la région de Marrakech, il existe donc encore 2 maisons en terre construites par Elie Mouyal (33), avec le rôle d'entrepreneur et non d'architecte. Ces opérations malheureusement n’ont pas exploité l’expérience de Daoudiate et du savoir-faire du matériel qui était déjà présent. Ils ont fait venir des entreprises françaises, il y a eu 4 ans d’études et d’échanges et de séminaire tout cela après l’exposition de 1981 (34) de Jean Dethier à Paris au Centre Pompidou, suivie par la construction d’une soixantaine de logement dans le quartier en terre de L’Isle d’Abeau (35). Opération emblématique en en France visitée par les décideurs marocains qui ont voulu réaliser la même chose avec l’expertise du CRAterre. Malheureusement cela n’a pas abouti, parce que je pense qu’il fallait aussi s’inspirer de l’expertise acquise localement et des savoir-faire locaux et ne pas forcément se tourner vers des modes opératoires importés de France. Il n’y a donc pas eu vraiment d’héritage de ces opérations.
Figure 7. Dessin élévation, opération BTS 67, février 1967, Jean Hensens.
32. Douar: ensemble d’habitat rural
33. Élie Mouyal, spécialisé en architecture de terre et bio climatique, fonde à Marrakech en 1987, sa propre agence. Il réalise alors plus de 200 projets prestigieux, s’inscrivant dans le domaine de développement durable et de la mise en valeur des techniques et matériaux locaux (étude, réalisation, décoration et aménagement paysager).
34. Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire. Centre Georges Pompidou, 1981.
35. L'Éco-quartier du « Domaine de la Terre », à l’Isle d’Abeau.
Figure 8. Daoudiate aujourd’hui, entre surélévation et modification. (photo: Nadya Rouizem Labied)
Est- il possible de construire aujourd’hui des quartiers entiers en terre comme les exemples que tu cites dans tes recherches? Ce renouveau émane- t-il principalement de l'initiative du public ou du privé?
C’est possible par exemple à Mayotte il y a des milliers logements construits en terre à partir des années 1980.
Je pense que c’est possible mais que cela doit passer par l'initiative publique, pour impulser un nouvel essor. Aujourd’hui au Maroc, il y a quelques opérations de logements construits en terre. Il y a des initiatives privées comme les Villa d’Elie Mouyal, quelques initiatives publiques dispersées, mais il n’y a pas de grandes commandes. Si je veux construire ma maison, je ne sais pas trop à qui m’adresser, il n’existe pas de centralisation comme le CRAterre peut le faire pour la France. Je pense donc que c’est l’initiative publique qui permettra de revaloriser la terre comme un matériau de construction moderne et économique.