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Originaire de Roanne, dans le département de la Loire. Timur Ersen exerce au début de sa carrière en tant que maçon dans sa famille avant de se former en architecture et de passer un CAP maçonnerie pour se spécialiser sur la construction en terre.  Il se forme en Autriche chez Martin Rauch et en Allemagne chez Anna Heringer puis en Turquie et au Mexique où il entame des premiers projets. Rapidement il focalise ses forces et implante son activité en France dans la Drôme provençale dans la commune de Crest, où il construit sa maison - atelier en pisé dans une ancienne maison du village.

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Est-ce que tu peux te présenter?

Je m'appelle Timur Ersen, je suis architecte et artisan à mon compte pour les deux activités, j'habite à Crest dans la drôme, j’ai été diplômé architecte en 2012, maintenant je fais principalement artisan pisé et un peu d’architecture.

Tu as deux casquettes, l’artisan et l’architecte, peux-tu nous parler du lien étroit que tu entretiens entre ces deux pratiques ?

En fait, avant d'être architecte, j’ai grandi à la campagne ou les étés, je faisais maçon pour gagner un peu de sous dans l’entreprise familiale de mon oncle. Ensuite je suis rentré à l'École nationale d'architecture de Lyon.

 

Après une année de voyage Erasmus en Suisse, j’ai décidé lors de ma dernière année d'architecture de réaliser le Solar Decathlon 2012, en partenariat avec l’ENSAG, et le CRAterre, nous étions 25 étudiants, ingénieurs, architectes, techniciens, tous motivés par l'aventure du Solar Decathlon Europe 2012 (1) que nous avons gagné. 

Cette année 2012, lors d’une conférence du CRAterre, j’ai découvert le travail de l’architecte viennois Martin Rauch (2). Après mon diplôme j’ai été passionné par ce travail autour de la terre crue, je n’avais pas imaginé qu’il était possible de travailler ce matériau ainsi. 

 

Je suis rentré en contact avec son entreprise Lehm Ton Erde (3), que j’ai pu intégrer pour travailler sur le projet de la Halle Ricola (4) des architectes suisses Herzog et De Meuron à Bâle. Pour l’entretien avec Martin Rauch, je suis venu avec les chaussures de sécurité et mon équipement et il m’a pris directement en tant qu’ouvrier piseur (5) pour travailler une année sur ce chantier emblématique. 

 

Par la suite, je suis retourné en agence d’architecture, chez Anna Heringer (6) pour accomplir mon habilitation à la Maîtrise d’œuvre en Nom Propre. Ensuite, j’ai travaillé en 2014, au Mexique à Mazunte, sur la conception et la construction d’un atelier de permaculture et d'une maison d’hôte en briques, pierres, bambou et pisé, intitulé la Apoteka.  

 

La découverte des chantiers m’a beaucoup enthousiasmé et à la suite du Mexique, je n’avais pas du tout envie de rentrer en France pour travailler derrière un ordinateur en agence. Je suis donc parti en Turquie, dont je suis originaire, pendant deux années pour essayer de partager l’enseignement que j’avais reçu en Suisse et de voir si en Turquie ce type de construction en terre crue était bien reçu. La Turquie possède une tradition de construction en terre crue ancienne, malheureusement le matériau jouit d’une mauvaise réputation et souffre d’un imaginaire populaire très négatif. J’ai conçu quelques projets mais cela n’a pas vraiment abouti à des chantiers. Ce voyage en Turquie m’a permis d’expérimenter, de réaliser des workshops et de me former en autodidacte.

 

En 2016, je suis rentré en France, pour assister au congrès Terra 2016 (7), et j’ai halluciné. En Turquie, j’ai eu l’impression pendant deux années de forcer les commandes et les clients à utiliser de la terre crue, je me sentais isolé. En France, j’ai été impressionné par l’engouement autour de la construction en terre, surtout dans la région Rhône-Alpes, et je me suis installé à Crest dans le Drôme. Au départ, j’ai répondu à des petites commandes, des sols en pisé, puis un peu de mobilier également. Au bout d’un moment, j’ai passé un CAP (Certificat d'Aptitude Professionnelle) en validation des acquis et j’ai monté mon entreprise Atelier Kara (8). Depuis 2017, je réalise des bâtiments publics, du mobilier, des murs surtout, des sols en terre pour des privés également. 

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Tu vis et tu exerces à Crest dans le Drôme, peux-tu nous parler un peu de cette région ?

La région Rhône-Alpes possède traditionnellement un patrimoine important en pisé. Personnellement, j’ai grandi à Roanne (9) qui est un territoire qui possède beaucoup de pistes, que je n’avais jamais vraiment découvert avant, car je ne savais pas le regarder. Avec ma compagne, on s’est installé un peu par hasard à Crest, malgré que tout le monde nous a dit qu’il n’y avait pas réellement de pisé dans le Sud de la Drôme et que la majorité du patrimoine était plutôt dans le nord de l’Isère. Et effectivement, on ne retrouve que des galets par ici, mais de temps à autre on aperçoit des murs en pisé.

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Quels sont les processus de recherche que tu mets en œuvre pour rencontrer la bonne terre à bâtir ?

Je n’ai pas une grande expérience, et j’ai encore l’impression d’apprendre le processus. Je sais par expérience que tu réussis toujours à trouver de la bonne terre à bâtir dans un périmètre de 20 ou 30 km du projet. Parfois tu as besoin d’ajouter à ta terre un peu d’argile, un peu de cailloux que tu trouves à proximité aussi. 

Sur chaque projet, je vais le plus en amont possible sur le site et j’observe les terres d’excavation, le jour de la première excavation. Si la terre n’est pas utilisable à 100%, je regarde les chantiers aux alentours, parfois avec un peu de chance les plannings correspondent. 

Enfin, je visite les carrières autours des projets, que ce soit pour le béton ou pour la pierre et très souvent, j’utilise les terres de rebut et cela arrange les maîtres carriers. 

 

Ensuite, une fois que j’ai réuni toutes ces terres, qui me semblent utilisables, je les ramène en échantillon dans mon atelier et je les analyse. J'effectue des mélanges et je les recompose si besoin. En Isère, dans certaines carrières de granulat, le premier mètre, qui correspond à la terre de découverte, est très souvent argileux et très bon pour le pisé. 

Tu le sais en observant le patrimoine aux alentours, lorsque tous les bâtiments sont en pisé, c’est que la terre est bonne pour la construction en pisé. 

 

Pour le moment, j’ai fait des projets à Paris, en Suisse et dans le Sud de la France, il faut réaliser nos propres mélanges : terre, argiles, sable, agrégats…Personnellement, je préfère trouver de la terre bonne directement, cela évite de perdre de l’énergie de malaxage et de faire livrer des camions.

1. Solar Decathlon Europe 2012. La Team Rhône-Alpes est née du partenariat entre l’ENSAG (École Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble), l’INES (Institut National de l’Énergie Solaire) et les GAIA (Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau) et regroupe des étudiants issus de plusieurs autres écoles.

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​2. Céramiste de formation, Martin Rauch vit et travaille dans le Vorarlberg, en Autriche, où il a fondé en 1999 une entreprise de construction en terre appelée Lehm-Ton-Erde. Il extrait l’argile du site même de ses chantiers pour rétablir le lien entre édifice et paysage. Herzog & de Meuron, Lina Ghotmeh, Anna Heringer ou Snøhetta figurent parmi les architectes avec lesquels il a collaboré.

5. Celui qui maçonne en pisé.

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6. Anna Heringer est une architecte allemande. Partisan de l'architecture durable, elle a conçu un certain nombre de bâtiments remarquables, dont la METI Handmade School à Rudrapur, au Bangladesh.

7. Le congrès mondial Terra 2016 est le douzième événement international qui, depuis 1972, rassemble des universitaires, professionnels et experts ainsi que des étudiants et un large public autour des architectures de terre. Cette édition aura pour spécificité de traiter à égale importance les questions du patrimoine et de sa conservation et celle du développement durable.

Figure 1. Projet de construction du Chai viticole du Domaine Saint-Maurice pour @Sylvain Thévenet à Saillans Architecte William Morandi, entreprise Timur Ersen. © photo Atelier Géminé.

9. Roanne est une commune française située dans le département de la Loire, en région Auvergne-Rhône-Alpes

Figure 2. Ferme en pisé à Granieu en Isère, Région Rhône-Alpes

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Figure 3. Territoire de la Drôme

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Dans ton processus de construction, quels sont tes critères de sélection ? 

Je n’ai pas forcément la connaissance théorique et scientifique, j’applique avec empirisme les méthodes qu'on m'a transmises en Suisse. Par expérience, je pourrais dire que ce qu’on demande au pisé, c’est de porter. Généralement, je sélectionne les terres et je réalise les mélanges jusqu’à obtenir la consistance et le rendu que j’estime nécessaire au niveau des proportions d’argile, du liant et des agrégats. Ensuite, je réalise des échantillons, que je tasse, puis que je laisse sécher. Enfin pour valider le processus, nous demandons des tests de résistance à la compression. 

 

Le processus est finalement assez basique, d’autres tests connus existent comme celui du cigare (10) ou de la bouteille (11), mais moi je préfère travailler à la sensation et cela suffit pour tous les bâtiments que nous construisons en RDC et R+1. Si la complexité du projet est plus grande alors je réalie d’autres tests plus poussés sur des carottes ou de la résistance au cisaillement.

Figure 4. Essais expérimentaux - bloc de terre Crue - Turquie Timur Ersen 2014.

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Figure 5. Chantier Saillans, chai viticole du Domaine Saint-Maurice, Sylvain Thévenet.  Architecte William Morandi. Entreprise Kara Timur Ersen © Photo Atelier Géminé

La France dispose-t-elle des compétences nécessaires pour construire en terre crue aujourd'hui ?

A mon retour en France, Lorsque je suis allé au Congrès Terra 2016, j’ai rencontré beaucoup de personnes du CRAterre (12), mais je n’ai intégré aucun réseau de "terreux", car je ne me sentais pas encore assez légitime. En France, même si le savoir-faire a en grande majorité disparu dans l’habitat rural, certaines personnes ont relancé la recherche et expérimentent depuis plus de 40 ans sur ce sujet. Je pense particulièrement à @Nicolas Meunier et l’entreprise le Pisé (13), ou bien Terre Energie Conseil avec @Andreas Krewet (14), ou Archivolte avec @Laurent Pétrone (15). 

 

Avec le recul, c’est vrai que je suis parti un peu bille en tête, directement après mon apprentissage chez Martin Rauch. Le projet de la Halle Ricola était énorme, plus de 120 m de long et des murs en pisé porteur de 11 m de haut, une partie de la production était préfabriquée, j’ai beaucoup appris rapidement. 

L’accès à la commande publique s’est fait plus graduellement, et maintenant je préfère refuser d’accepter les projets que je ne pourrais pas maîtriser. 

 

La technique du pisé a cet avantage d’être intuitive et accessible, pas besoin d’avoir fait polytechnique, il faut apprendre sur des chantiers puis reproduire les gestes, la transmission se fait ainsi. 

12. Depuis 1979, CRAterre, Centre international de la construction en terre, œuvre à la reconnaissance du matériau terre afin de répondre aux défis liés à l'environnement, à la diversité culturelle et à la lutte contre la pauvreté. L'équipe de CRAterre-ENSAG a été créée en 1979 à l'initiative d'un groupe d'étudiants de l'École d'Architecture de Grenoble. Elle s'est progressivement agrandie pour atteindre aujourd'hui une trentaine de personnes de nationalités diverses et une forte pluridisciplinarité (architecture, anthropologie, sociologie, ingénierie, archéologie...).

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15. Laurent Pétrone, artisan passionné de construction en terre crue

Figure 6. Reprise des joints : Halle Ricola Martin Rauch, Herzog et De Meuron. Photographer Markus Bülher-Rasom

Quels sont les avantages de la construction en terre crue par rapport à d’autres types de construction plus conventionnelle comme celle du béton armé ?

 

Lorsque j’étais adolescent, j’ai un peu expérimenté la technique du voile béton et la technique du pisé est un peu similaire dans le coffrage, mais je dirais que la différence, c’est le peu d’énergie qu’il faut mettre en œuvre pour monter un mur de pisé. On construit de cette manière depuis des millénaires, alors que la technique du béton armé est finalement assez moderne. 

L’avantage du pisé se voit principalement sur le chantier, déjà c’est un plaisir de manipuler la terre crue, le matériau en soit est exceptionnel, personnellement je ne m’en lasse pas. Je tasse la terre, un peu comme un enfant ferait des châteaux de sable sur la plage, la technique est simplissime et cela crée des murs porteurs, c’est incroyable tout de même. 

 

Ensuite, la technique du pisé revalorise le métier et les savoir-faire, lorsque tu connais le travail de la terre, des coffrages, tu deviens sachant et tu n’est plus corvéable, interchangeable et j’aime bien cette idée de valorisation des métiers. Personnellement je suis toujours dans l’apprentissage, le savoir-faire je ne l’ai pas encore entièrement digéré, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre.  

Lorsqu’on pense à la mécanisation de la technique du pisé, est-ce que le processus de construction n’est pas trop répétitif ?

 

Personnellement, je me demande plutôt si ce n’est pas notre façon de construire qui s’est standardisée. Ce n’est pas le matériau qui induit une standardisation mais la technique, lorsque tu prends les projets de Carlos Scarpa, il y a une grande technicité des coffrages et un processus quasiment artisanal tout ceci est passionnant. 

Maintenant dans notre société, j’ai l’impression que nous tendons inexorablement vers la normalisation de la construction, pour aller plus vite et faire plus de marge sur le chantier. 

Selon moi, l’erreur fondamentale de la standardisation, c’est de considérer les humains comme des machines et bien-sûr cela ne fonctionne pas vraiment. Il est toujours difficile de répéter une tâche bêtement, une machine n’a pas ce problème. 

 

Construire en terre crue ou en matériaux naturels, est selon moi en premier lieu un refus de la standardisation des savoir-faire. Les avantages environnementaux et écologiques de ce type de construction ont tellement de sens qu’il n’y plus de débat. Pour moi, ce n’est pas l’argument écologique qui m’a poussé à expérimenter le pisé, mais plutôt l’ingéniosité du métier et la valorisation des savoir-faire. 

La technique du Pisé te permet de trouver aussi ta place en tant qu’être humain, au milieu des machines de construction. Tu te sens encore un peu utile. 

Lorsqu’on pense au patrimoine, les techniques traditionnelles de mise en œuvre du Pisé au Maroc ou en France ont toujours été très vertueuses du point de vue environnemental. Aujourd’hui peut-être que les chantiers sont un peu moins sobres et vertueux, parce que le système économique, nous pousse aussi à utiliser un peu les machines, pour être plus rentable. Je dirais, que c’est un équilibre à trouver sur le chantier, comprendre quel type d’outillage te facilite la vie, et jusqu’à quel point tu peux l'utiliser avant que ce dernier te domine. Personnellement, je trouve cela passionnant de réfléchir à tout cela, quitte à prendre le risque de faire des erreurs, d'investir dans des machines puis revenir en arrière par la suite. Par exemple, aujourd’hui avec Atelier Kara, nous utilisons des coffrages dédiés à la technique du béton pour monter des murs en pisé et cela fonctionne très bien ainsi….Il faudrait réfléchir à ces problématiques de manière plus globale au niveau du Réseau de la terre en France (17).

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16. Nicolas Meunier, entreprise le pisé.

17. Association nationale des professionnels de la Terre crue. https://www.asterre.org/

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Tu fais encore partie des rares architectes et artisans qui pratiquent la terre crue aujourd’hui, tu as donc un devoir d’exemplarité, comment gères-tu cette situation ?

 

Je ne me sens pas piégé, mais dans tous les cas le constat est réel, les bâtiments en terre crue en France sont très marginaux et peu de projets sortent en pisé par an.

Souvent, c’est un peu frustrant aussi parce que tu fais beaucoup d'efforts pour un petit chantier, et pendant ce temps-là tu sais qu’en France des millions de m3 de béton sont coulés sur les chantiers…Nous représentons une goutte d'eau dans l'océan de la construction et parfois c’est assez démoralisant. 

 

Dans tous les cas, j’essaye de réfléchir à chaque projet à comment mettre en œuvre dans le bon sens pour être exemplaire et apporter à la filière terre crue. J’essaye de prendre les bons choix et d’aller dans le sens que j’estime le meilleur. 

Par exemple, on parle souvent de stabiliser (18) ou non la terre, pour moi, j’ai pris le décision de ne pas le faire car traditionnellement le matériau n’était pas stabilisé. 

Il a des choix à prendre aussi sur les détails techniques, vu qu’aujourd’hui le projet passe entre plusieurs mains : l’architecte, l’artisan, les bureaux d’études….Tous ces interlocuteurs ajoutent de la complexité, parfois cela va dans le bon sens du projet et souvent non, il faut donc arbitrer sur chaque sujet. 

 

Concernant la projet de la crèche 24 berceaux au Palais de l'Alma, réalisé avec l'architecte Régis Roudil (19), le sujet portait sur le chaînage en béton armé des murs porteurs, personnellement je pensais que ce n’était pas nécessaire et après un temps de dialogue, nous avons réussi à convaincre de pas faire cela ainsi. Après tout est question de compromis et de dialogue. je dirais que construire un bâtiment en pisé, c’est comme le vote, tu essaies de penser à l'intérêt général, au commun, à la filière terre crue. 

Faut-il montrer systématiquement la terre crue en façade dans les projets architecturaux, quels coûts supplémentaires cela engage-t-il ?

Je ne vois pas quelle énergie supplémentaire cela demanderait, si tu regardes toutes les fermes en pisé en Rhône-Alpes, le matériau n’est pas enduit, au Maroc également. L’économie des moyens a fait que les gens n'enduisaient pas leur bâtiment. 

Par contre, il y a un phénomène étrange qui se produit aujourd’hui, c’est que comme il y a peu de projets qui sortent chaque année en terre crue, il faut absolument montrer la terre en façade. Le problème, c’est que vouloir à tout prix montrer la terre crue, amène parfois à des choix illogiques lorsqu’on pense à l’isolation, à des détails techniques. Tu forces un détail constructif afin que le complexe de mur corresponde à cette vision. 

 

Parfois, le pisé est porteur, mais le fait de poser un isolant intérieur empêche toutes les capacités de régulation thermique ou hygrométrique. Je pense que tout cela va changer par la suite, déjà on avance, on fait des murs porteurs en pisé en marché public. Chaque exemple, même s’il contient des erreurs, permet d’avancer. 

 

Personnellement, j'aimerais qu'il y ait plus d’études réalisées par des thermiciens, la question de l’isolation thermique est primordiale. Par exemple, j’aimerais avoir des données sur une maison en pisé vieille de 100 ans, pour comparer l’énergie qu’il a fallu pour produire l’isolant supplémentaire et le changer tous les 30 ans, en comparaison à un surchauffage hivernal. Peut-être que ces données nous montreront qu’il ne fallait pas isoler, mais plutôt rajouter quelques bûches l’hiver. 

 

En tant que constructeur, j’aimerais qu’on m’apporte plus d’arguments scientifiques sur ces sujets pour pouvoir mieux convaincre mes clients.

 

L’esthétique du pisé attire beaucoup d'architectes et de designers, mais je commence à me rendre compte par expérience des projets qui aboutiront ou non. Construire en pisé nécessite un engagement fort de la maîtrise d’ouvrage, c’est pourquoi, lorsque l’engagement n’est pas là, le pisé disparaît rapidement. On a donc très peu de projets où le pisé n’est porté que de manière esthétique, car il faut justifier les temps de chantier supplémentaires.

Figure 7. Timur au pisoir pneumatique dans le coffrage. Chai Viticole, Domaine Saint-Maurice, mai 2023. Architecte William Morandi. photo Atelier Géminé.

18. Qu’entend-on par « stabilisation » ? Il s’agit, par l’ajout de divers stabilisants, de modifier les caractéristiques d’une terre — en texture et structure — de façon à obtenir en permanence un matériau exploitable et fiable en construction. Le problème, c’est que la stabilisation de la terre crue enlève les caractéristiques de réemploi du matériau et diminue sa qualité environnementale.

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19. Régis Roudil Architecte. .

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Figure 8. Crèche 24 berceaux au Palais de l'Alma, Régil Roudil architecte. Timur Ersen Entreprise Pisé.

En marché public et privé, est-il aisé de trouver des ingénieurs qualifiés ? Les bureaux d’études sont-ils ouverts d’esprit et bien formés aux calculs des structures en terre crue ?

A titre personnel, j’ai porté 4 marchés publics en tant qu’artisan pêcheur. Trois avec des murs porteurs et un non-porteur. Pour les 3 marchés publics en terre porteuse, la maîtrise d’ouvrage avait déjà en amont sélectionné les bureaux de contrôle spécialisés. Lorsqu’on construit en terre crue, on tombe fréquemment sur les mêmes bureaux de contrôle et les mêmes bureaux ingénieurs structures. 

 

Le dialogue avec l’ingénieur structure est parfois compliqué, parce qu’on ne parle pas la même langue sur le chantier. En tant qu’artisan, je dispose d’une connaissance empirique en savoir-faire et de l’intuition, je n’apporte pas les connaissances scientifiques et je ne fais pas de démonstration de la portance des structures par le calcul. 

 

Pour le convaincre, je ne peux donc pas employer de chiffres, nous ne parlons donc pas la même langue. 

 

Un sujet fort qui me touche, c’est que je me suis rendu compte rapidement que le patrimoine vernaculaire en terre crue existant n’était pas pris en compte dans les calculs. En Rhône-Alpes, on a des milliers de bâtiments existants en pisé, dans des situations urbaines et rurales, qui ne sont pas pris en compte pour témoigner de la pertinence d’une structure. 

 

Dans certains villages, tu peux trouver des bâtiments en pisé porteur qui montent jusqu'à R+2 et qui sont debout depuis 200 ans, mais pourtant cela n’a pas de valeur pour la réglementation. Cela crée des absurdités, tu peux te retrouver à construire dans le même village que ce patrimoine et pour un rez-de-chaussée, tu vas devoir renforcer la structure avec des tirants métalliques. 

 

Le problème, c’est que très souvent pour des raisons de responsabilités juridiques, les maîtrises d’ouvrage vont privilégier la parole de l’ingénieur structure sur celle de l’expérience de l’artisan, car ils possèdent une compétence reconnue sur le sujet. L’artisan ne sera pas considéré comme compétent sur des questions de sismicité. 

 

Parfois le dialogue permet de faire évoluer le dessin et de trouver des meilleures solutions constructives. Dans le projet de la crèche à Paris, dessiné au départ avec un chaînage béton et des tirants en acier, j’ai créé les conditions d’une discussion entre l’ingénieur structure du projet et un ingénieur extérieur que j’ai engagé de mon côté, après des pourparlers, nous nous avons conclu que le chaînage béton n’était pas nécessaire. 

Donc le dialogue existe, mais il faut choisir les bons interlocuteurs et les bureaux de contrôles qui ont envie de jouer le jeu. 

 

En définitive, je pense que plus il y aura d'exemples contemporains plus on construira en terre crue car paradoxalement les exemples contemporains convainquent plus que le patrimoine ancien. 

 

Qu’est ce qu’évoque pour toi la terre crue, pourquoi t’es tu orienté vers cette technique du pisé ?

 

Je ne me suis pas penché philosophiquement sur ce sujet, mais je crois simplement que cette technique m’a plus dès le départ. On cherche tous à donner un sens à notre activité, pour moi c’est passé par là. 

Écologiquement, les adobes (20) sont plus vertueux, c’est certain, car tu n’as pas besoin de matériel, pas besoin de tasser, tu fais juste sécher ta matière au soleil, pourtant en tant qu’artisan, cette technique ne me passionne pas, alors que de tasser de la terre crue dans un coffrage puis de l’ouvrir, je ne saurais pas l’expliquer, mais cela me passionne. 

 

Personnellement, je n’ai commencé à piser qu’en 2013, et je me dis que des artisans plus âgés comme Nicolas Meunier pisent depuis 30 ans et ne se lassent pas. Il y a un côté magique à décoffrer et créer un mur porteur qui restera 200 ou 300 ans. 

 

Il ne faut pas oublier aussi que le pisé, c’est de la maçonnerie, et c’est donc du gros œuvre. On parle souvent d’esthétique, mais la priorité reste la structure. 

 

Pour piser, et mettre autant d’énergie physique dans cette activité, il faut aimer cela, sinon on ne peut pas endurer cela. Adolescent, lorsque je faisais des voiles bétons, je ne me voyais pas endurer cela toute ma vie, avec la terre crue c’est différent. Si tu ne trouves pas de sens dans les efforts que cela nécessite alors tu ne le fais pas. Il ne faut juste pas oublier que la maçonnerie, c’est intense. 

Penses-tu qu’il faudrait plus d’architectes qui basculent du champ de la conception à celui de la construction ? 

 

Je le pense oui, même si je le dis aussi un peu par provocation. De mon point de vue, il est plus facile aujourd’hui de défendre cet argumentaire car je suis architecte et artisan. Malheureusement ce que je ressens, c’est beaucoup de frustration de la part des architectes qui n’arrivent pas à aboutir leur projet en terre crue. 

En fait, c’est très bien que la construction en terre crue soit plus désirable et que la demande augmente, mais il faut aussi derrière que l’offre se structure parce qu’il faudra les compétences pour construire les bâtiments. Pour l’instant dans les CAP (Certificat d’Aptitudes Professionnelles) qui forment les maçons, les formations n’intègrent pas de modules concernant la construction en pisé. Pour se former aujourd’hui, il faut avant tout s’informer par soi-même, faire des chantiers participatifs, être autodidacte. Personnellement, j’avais envie que ces questions avancent, et faire des murs et toujours plus de murs, ça permet de donner plus de visibilité au matériau.

 

De plus en plus, d’architectes s’intéressent au matériau terre crue, c’est bien pour nourrir sa pratique, mais pour la filière, il faudrait aussi plus de maçons piseur. Il faudrait que la filière terre crue s’adresse encore plus aux filières de formation en maçonnerie. 

 

Les maçons en formation sont censés découvrir d’autres techniques, mais on ne leur laisse ni le temps, ni l'apprentissage et c’est pourtant à eux qu’on devrait s’adresser en priorité. 

 

J’essaye de m’adresser à des CFA, et de parler à des compagnons de maçonnerie traditionnelle, parce que je sens qu’il y a un engouement pour ce type de construction. On trouve aussi des gens en reconversion professionnelle, qui réalisent des stages dans des centres de formation OPEC (21) , mais très souvent ils viennent du monde de l’architecture. 

Selon moi, je le répète, il faudrait s’adresser en priorité aux maçons et leur donner le choix de faire soit du parpaing conventionnel, soit de s’orienter vers des techniques avec des matériaux naturels comme la terre crue. Il faut leur donner le choix d’avoir le choix.

 

Est-ce que construire en terre crue coûte plus cher ?

Il ne faut pas faire de généralités, lorsqu’on parle de coût, il faut que la comparaison soit équivalente, on ne peut pas comparer les techniques du béton et du pisé, qui sont relativement différentes. J’essaye aussi de jouer sur l’usage des mots, et de ne pas employer le terme “cher”, qui renvoie péjorativement à “trop cher”

 

Le problème, par exemple, c’est que le marché est pipé, un sac de ciment qui vaut 12 euros, devrait valoir beaucoup plus cher. Si tu envisages toute l’énergie pour concevoir ce matériau, le prix serait beaucoup plus élevé. Dès le départ, il y a quelque chose qui ne tient pas, et on ne peut donc pas raisonnablement comparer des prix dans un monde qui ne marche pas correctement. 

 

Personnellement, j’aime bien qu’on me titille sur ce sujet des prix. Lorsque je réponds à un devis, et qu’on me dit directement que mon prix est beaucoup trop élevé. Je suis très transparent, je joue carte sur table et je demande le salaire de chacun, que je compare au salaire que je réalise sur l’opération. On voit très rapidement que le prix est justifié.

 

On ne peut pas nier, que la technique du pisé a un coût, parce que nous vivons dans un modèle économique capitaliste, qui favorise l’industrialisation, la mécanisation et les économies d’échelle. 

 

En tant qu’artisan, nous avons deux choix, soit mécaniser notre métier pour s’adapter au modèle économique actuel et rendre plus accessible économiquement cette technique, soit essayer de faire avec plus de main d'œuvre, mais obligatoirement cela a un coût.

 

Après il faut réfléchir avec plus de hauteur, sur ce sujet de la main d'œuvre. Dans un marché public, finalement le coup de la main d'œuvre redevient de l’argent public. Il y a quelque chose de noble à payer les gens convenablement, à créer de l’emploi. Avec les charges sociales, l’argent public revient dans le pot commun. J’ai l’impression qu’il faut réfléchir à ces sujets et que cela a plus de sens aujourd’hui.

 

Après concrètement, si un client n’a pas de budget pour payer le projet, cela va être impossible. On peut trouver des alternatives pour diminuer les coûts, avec des chantiers écoles participatifs, ou par de la mécanisation…Mais en tant qu’artisan, je n’y peux rien, il s’agit de changer le modèle économique. Au contraire, en tant que citoyen, je peux m’engager pour trouver un nouveau modèle économique, mais pas en tant qu’artisan, je suis pieds et poings liés. Actuellement, je préfère négocier le bon prix, pour ne maltraiter et ne sous-payer personne. Si le prix est encore trop élevé, et bien je peux rien faire, car je peux pas travailler gratuitement.

20. Brique durcie au soleil, fabriquée à partir de terre argileuse mélangée à de la paille ou de l’herbe sèche hachée. 

21. La Fédération Ecoconstruire est une fédération qui regroupe, au plan national, 15 organismes de formation professionnelle à l’éco-construction. Sa vocation est, notamment, de développer des formations longues qualifiantes et certifiantes. A ce titre, elle a élaboré une formation de niveau 3 reconnue par l'arrêté du 23 février 2017 publié au Journal Officiel du 3 mars 2017 portant enregistrement au répertoire national des certifications professionnelles de la formation intitulée OUVRIER-ÈRE PROFESSIONNEL-LE EN ECOCONSTRUCTION. Ce titre est en cours de renouvellement auprès de France compétences.

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